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DES BIENFAITS, LIVRE III.

l’avez donnée avec chances de mort. Je vous ai sauvé une vie déjà développée et complète : vous m’avez engendré dépourvu de raison, fardeau pour le sein maternel. Voulez-vous savoir le peu de prix d’un tel présent fait de la sorte ? Si vous m’eussiez exposé, c’était un mauvais service de m’avoir engendré. D’où je conclus que la cohabitation du père et de la mère constitue un médiocre bienfait, s’il n’est suivi d’autres qui continuent ce commencement de don et le sanctionnent par des soins ultérieurs. Le bien n’est pas de vivre, mais de vivre vertueusement. Je vis en homme vertueux, mais je pouvais vivre tout autrement : donc, la seule chose que je vous doive, c’est de vivre. Que vous me jugiez obligé pour ce don en lui-même, pour Une vie dénuée de tout le reste, inintelligente, que vous vous en targuiez comme d’un grand service, songez-y, c’est me croire obligé pour un bien dont jouissent la mouche et le vermisseau. Ensuite, pour ne pas dire plus, si je me suis adonné aux études qui font l’honnête homme, afin de diriger ma course dans le droit chemin de la vie, vous avez de votre bienfait même recueilli plus que vous ne m’aviez donné. Car vous m’aviez livré à moi-même novice et sans expérience ; moi, je vous ai rendu un fils dont vous pouvez vous applaudir d’être père.

XXXII. Mon père m’a nourri : si je lui rends le même service, je fais plus pour lui, heureux qu’il est, non pas seulement d’être nourri, mais de l’être par un fils ; et il trouve plus de charme dans mon affection que dans ce soin matériel. Les aliments qu’il m’a donnés ne sont arrivés qu’à mon corps. Mais qu’un homme s’élève assez haut pour se faire connaître aux nations par son éloquence, ou par sa justice, ou par ses hauts faits à la guerre, pour environner son père du reflet de sa renommée, et dissiper par une éclatante lumière l’obscurité de son berceau, ne rend-il point par là aux auteurs de ses jours un inestimable service ? Qui connaîtrait Ariston et Gryllus, s’ils n’avaient eu Xénophon et Platon pour fils ? Le nom de Sophronisque, grâce à Socrate, ne saurait périr. Il serait long d’énumérer tous les hommes dont les noms ne vivent que parce que la rare vertu de leurs enfants les a transmis à la postérité. Lequel des deux a rendu le plus grand service à l’autre, ou le père d’Agrippa, inconnu même après la mort de son fils, ou ce fils, honoré de la couronne navale, de cette décoration unique entre tous les dons militaires ; qui élevait dans Rome tous ces imposants édifices supérieurs en magnificence à ceux des âges précédents et que depuis on ne devait point surpasser ?