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DES BIENFAITS, LIVRE III.

LIVRE III.

I. Ne pas répondre aux bienfaits est une chose honteuse et réputée telle chez tous les hommes, mon cher Libéralis. Ainsi l’ingrat lui-même se plaint des ingrats ; et tous sont entachés d’un vice odieux à tous ; tel est enfin le renversement des principes, que l’on hait parfois le bienfaiteur non-seulement après le bienfait, mais à cause du bienfait. C’est chez quelques-uns l’effet d’une perversité naturelle, j’en conviens : chez la plupart c’est le temps qui d’un jour à l’autre emporte leurs souvenirs ; et ces mêmes impressions qui, dans leur nouveauté, étaient si vives, en vieillissant se sont effacées. C’est sur quoi je me rappelle avoir discuté avec toi : cette classe d’hommes n’était pas ingrate, à t’entendre, mais oublieuse ; comme si ce qui fait l’ingratitude l’excusait ; comme si l’homme n’était pas ingrat dès lors qu’il oublie, puisque l’oubli n’a lieu que chez l’ingrat. Il y a plusieurs espèces d’ingrats,comme de voleurs, comme d’homicides : leurs crimes sont au fond les mêmes, quoiqu’ils offrent une grande variété de genres. Ingrat est celui qui nie un service obtenu ; ingrat qui le dissimule ; ingrat qui ne rend point ; plus ingrat que tous celui qui oublie. Les autres, en effet, s’ils ne payent pas, sentent qu’ils doivent ; ils gardent du moins la trace du bienfait que leur mauvaise conscience tient enseveli ; et peut-être un jour seront-elles converties à la reconnaissance par une cause quelconque, telle que les avertissements de la honte, un désir subit de vertu, comme il s’en élève parfois au cœur même du méchant, enfin une occasion facile et engageante ; mais comment connaîtrait-il la gratitude, l’homme à qui le bienfait a pu échapper tout entier ?

Et lequel juges-tu le plus désespéré, ou celui chez qui la reconnaissance a failli, ou celui qui a perdu jusqu’à la mémoire ? Les mauvais yeux redoutent la lumière, l’aveugle ne la voit plus ; qui n’aime pas ses parents est dénaturé, qui ne les reconnaît pas est en démence. Or y a-t-il ingratitude pareille à celle qui écarte et repousse au point de n’y songer plus ce qui devrait tenir la première place dans sa pensée et s’y repré-