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DES BIENFAITS, LIVRE I.

subterfuge ; il faut qu’ils reçoivent sans savoir de quelle main7.

X. Arcésilas avait, dit-on, un ami pauvre et qui dissimulait sa pauvreté. Celui-ci tomba malade, et n’avouait même pas qu’il lui manquait de quoi pourvoir aux dépenses les plus nécessaires. Arcésilas crut devoir à son insu venir à son aide, et sans qu’il s’en doutât il glissa sous son chevet un sac d’argent, afin qu’en dépit d’un scrupule déplacé son ami trouvât, plutôt qu’il ne le reçût, ce dont il avait besoin[1].

« Eh quoi ! l’obligé ignorera de qui il aura reçu ? » Qu’il l’ignore avant tout, si cela même est une condition du bienfait. Plus tard bien d’autres procédés, d’autres bons offices lui feront deviner l’auteur du premier. Admets enfin qu’il ignore s’il a reçu, je saurai, moi, que j’ai donné. « C’est peu, » diras-tu. Oui, peu, si tu calcules en usurier ; mais si tu veux donner de la façon qui peut le mieux servir ton semblable, tu donneras, et le témoignage de ta conscience te suffira. Sinon, ce n’est pas de faire le bien qui te charme, mais de passer pour l’avoir fait. Tu veux qu’il le sache ! Tu cherches donc un débiteur. Tu veux à tout prix qu’il le sache ! Mais s’il lui est plus utile de l’ignorer, plus honorable, plus doux, ne changeras-tu pas de pensée ? Tu veux qu’il le sache ! À ce compte tu ne sauverais point un homme dans les ténèbres ?

Je ne nie pas que, si la chose s’y prête, il ne soit permis de jouir des sentiments de l’obligé ; mais s’il a tout à la fois besoin et honte de mes secours, si mes dons l’effarouchent à moins que je ne les cache, je ne les mets point dans les journaux8. Et en effet, je dois d’autant moins lui indiquer que j’en sois l’auteur, que l’un de nos premiers préceptes, des plus essentiels ; m’interdit tout reproche et jusqu’au moindre avertissement. En matière de bienfaits, la loi des deux parties commande à celle qui donne d’oublier à l’instant, à celle qui reçoit de se souvenir toujours. Rien ne déchire l’âme et ne l’humilie comme le fréquent rappel de ce qu’on a fait pour nous9.

XI. On s’écrierait volontiers, comme ce Romain qui sauvé des proscriptions triumvirales par un ami de César, ne pouvait souffrir la jactance de son libérateur : « Eh ! rends-moi à Octave ! Quand cesseras-tu de dire : je t’ai sauvé, je t’ai arraché au massacre ? — Oui, si tu me laisses m’en souvenir, je te dois

  1. Quand sa servante eut découvert le sac, le malade dit en souriant : C'est un larcin d’Arcésilas. (Plutarque.)