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DES BIENFAITS, LIVRE I.

c’est greffer l’outrage sur le Bienfait. N’empoisonnons jamais nos grâces et n’y mêlons nulle amertume6. As-tu même lieu, as-tu envie d’admonester, choisis un autre moment.

VII. Fabius Verrucosus comparait le bienfait grossier d’un bourru à un pain mêlé de gravier, que l’on prend par besoin, que l’on mange avec répugnance. L’empereur Tibère, que M. Ælius Népos, ancien préteur, avait sollicité de l’aider à payer ses dettes, exigea de celui-ci la liste des gens auxquels il devait. Ce n’est pas là un don, c’est une convocation de créanciers. La liste produite, l’empereur lui manda qu’il avait donné ordre que tout fût payé. Sa lettre finissait par d’humiliants reproches ; Ælius n’eut de cette façon ni dettes à payer ni service à reconnaître. Il fut quitte de ses créanciers, sans que Tibère l’eût pour obligé.

Ce fut chez le prince un calcul : il ne voulut pas, je pense, voir se multiplier les mêmes demandes qui l’auraient assiégé en foule. Ce système peut-être n’aura pas été sans effet pour contenir d’audacieuses cupidités par le frein de la honte : mais qui donne en bienfaiteur doit suivre une tout autre voie.

VIII. On doit embellir ce qu’on donne de tout ce qui peut le faire mieux agréer. L’action de Tibère ne fut pas un don, mais une réprimande. Et pour dire en passant toute ma pensée sur ce sujet même, il sied peu, fût-ce à un souverain, de donner pour faire honte. Encore Tibère ne put-il échapper par là, comme il le cherchait, aux importunités : il se trouva plus tard quelques personnes qui sollicitèrent la même grâce. Il voulut que toutes exposassent en plein sénat les causes de leurs dettes : après quoi il leur en donna le montant. Je vois là une censure plutôt qu’une libéralité ; ce n’est plus secours, c’est aumône de prince. Appellerai-je bienfait ce que je ne puis me rappeler sans rougir ? On m’a renvoyé devant un juge ; pour obtenir j’ai dû plaider.

IX. Aussi est-ce l’avis de tous les maîtres de la sagesse, que telles grâces doivent se faire publiquement, que telles autres veulent le mystère. Le grand jour convient à celles qu’il est glorieux de mériter : tels sont les dons militaires, les distinctions honorifiques, enfin tout ce que relève la publicité. Mais ce qui ne procure ni avancement ni relief, les secours qui soulagent l’infirmité, l’indigence ou l’ignominie, doivent être des œuvres muettes et ne se révéler qu’à celui qu’elles consolent. Parfois même, près de ceux qu’on aide, il faut user de