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DES BIENFAITS, LIVRE I.

sur leurs registres ; car le premier poëte qui va suivre en crée de sa façon une troisième. Pour preuve voici Thalie, dont il est ici question : dans Hésiode c’est l’une des Grâces, et dans Homère, une Muse.

IV. Or, pour ne point faire ce que je blâme, je laisse là ces vétilles, tellement hors de mon sujet qu’elles ne l’avoisinent même par aucun point. Mais défends-moi, si l’on vient à me faire un crime d’avoir rappelé à l’ordre Chrysippe, esprit supérieur il est vrai, mais qui n’en était pas moins grec, et dont la subtilité s’émousse par trop de finesse et se replie souvent sur elle-même : ses traits en apparence les plus vigoureux piquent, mais ne percent point. Veut-on un exemple de cette subtilité ? C’est la bienfaisance qu’il a prise pour texte : il veut donner les règles du contrat qui lie le plus fortement la société humaine, fixer une loi de conduite telle qu’on ne prenne pas pour bonté de cœur cette facilité irréfléchie qui séduit ; il veut que la libéralité, laquelle ne doit ni tarir en nous ni se répandre sans mesure, ne soit pas restreinte par la circonspection, qui la tempère ; il veut enseigner à recevoir de bonne grâce, à rendre de même ; il veut proposer aux hommes cette noble lutte qui tend, de fait et d’intention, non-seulement à égaler, mais à vaincre le bienfaiteur, car la reconnaissance n’est jamais au niveau du service, si elle ne le dépasse ; il veut enfin apprendre aux uns à ne pas compter qu’on leur doive, aux autres à amplifier leur dette.

Cette glorieuse émulation de surpasser le bienfait par un bienfait plus grand, comment Chrysippe croit-il l’inspirer ? Il dit que les Grâces étant filles de Jupiter, on doit craindre, en montrant peu de gratitude, de commettre un sacrilège et de faire injure à de si belles vierges. Eh ! enseigne-moi quelque moyen d’être plus libéral et plus dévoué envers ceux qui m’ont obligé, d’établir entre eux et moi une rivalité telle qu’ils oublient, eux, ce qu’ils ont fait, et que j’en garde, moi, un persévérant souvenir. Pour ces futilités, laissons-les aux poëtes, dont l’unique but est de charmer l’oreille et d’ourdir une fable amusante. Mais que ceux qui veulent guérir les âmes, maintenir parmi nous l’empire du devoir et inculquer aux hommes la mémoire des bons offices, que ceux-là parlent au sérieux et plaident cette cause de toutes leurs forces, à moins que par hasard tu ne penses que de frivoles et fabuleux propos, des raisonnements de vieille femme, peuvent conjurer le fléau le plus désastreux, la banqueroute des bienfaits.