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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

À ce mot, Cinna s’étant écrié qu’une telle démence était loin de sa pensée : « Tu ne tiens pas ta parole, reprit Auguste, il était convenu que tu ne m’interromprais point. M’assassiner, te dis-je, voilà ton dessein. » Et il indiqua le lieu, le jour, les complices, le plan de l’attaque, le bras chargé de frapper. Puis le voyant baisser les yeux et, non plus par suite de sa promesse, mais confondu par sa conscience, demeurer muet : « Quel est ton but ? ajouta-t-il, De régner à ma place ? Certes, le peuple romain est à plaindre, si tu n’as pour monter à l’empire d’autre obstacle que moi. Tu ne peux même pas défendre les intérêts de ta maison22 : tout récemment, dans une cause privée, tu as succombé sous le crédit d’un affranchi. Il t’est plus facile sans doute de prendre César à partie. Je veux bien te faire place, si je suis le seul qui gêne tes prétentions. Mais les Paul-Émile, les Fabius Maxime, les Cossus, les Servilius subiront-ils ta loi, eux et toute une légion de patriciens, non pas de ceux qui affichent de vains titres, mais de ces hommes qui font honneur aux images de leurs aïeux ? »

Je ne reproduirai pas tout son discours ; il envahirait une grande partie de ce traité ; car on sait qu’il parla plus de deux heures, prolongeant ainsi la seule vengeance qu’il voulût tirer. « Cinna, dit-il à la fin, je te fais grâce une seconde fois ; j’avais épargné un ennemi, j’épargne un conspirateur, un parricide. À dater de ce jour devenons amis ; luttons à qui de nous deux aura le plus loyalement donné ou reçu la vie. » Plus tard il lui conféra spontanément le consulat, en le grondant de n’oser point le demander ; il n’eut pas d’ami plus fidèle et plus dévoué ; il fut son unique héritier ; et personne ne trama plus de conspiration contre lui.

X. Votre aïeul pardonna aux vaincus : eh ! s’il n’eût pardonné, sur qui eût-il régné ? Sallustius, les Cocceius, les Dellius et toute la cohorte des premières entrées[1], il la recruta dans le camp de ses adversaires. Déjà les Domitius, les Messala, les Asinius, les Cicéron, et toute la fleur de Rome, avaient été gagnés par sa clémence. Avec quelle longanimité il attendit la mort de Lépide ! Il souffrit nombre d’années qu’il gardât les insignes du principat, et ne se laissa transférer qu’à la mort du triumvir le titre de grand pontife. Il aima mieux qu’on y vît un honneur qu’une dépouille. Il dut à cette clémence son salut et sa sécurité : elle le rendit le favori, le bien-aimé des ci-

  1. Voy Constance du sage, xviii ; et surtout des Bienfaits, VI, XXXIV.