Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
281
APOKOLOKYNTOSE.


DE LA CLÉMENCE.


LIVRE I.

I. Je me suis proposé, Néron César, d’écrire sur la clémence, pour vous tenir lieu comme d’un miroir qui vous mît en face de vous-même, et vous fît voir à quelle sublime jouissance il vous est donné d’arriver. Bien qu’en effet le véritable fruit des bonnes actions soit de les avoir faites, et qu’en dehors des vertus, il n’y ait aucun-prix digne d’elles, il est doux cependant pour une conscience pure de s’examiner, de passer en revue ses souvenirs, puis reportant ses regards sur cette immense multitude, anarchique, séditieuse, passionnée, prête à s’élancer pour tout perdre avec elle si elle allait rompre son joug, il est doux de se dire : « Seul de tous les mortels j’ai été élu et jugé digne de représenter les dieux sur la terre : j’ai le droit de vie et de mort sur les peuples. La balance des destinées et des conditions de tous est remise en mes mains ; ce que le sort réserve à chaque individu, c’est par ma bouche qu’il le déclare : une seule de mes réponses va porter l’allégresse aux nations et aux cités. Rien ne fleurit nulle part que par ma volonté et sous ma tutelle. Tous ces milliers de glaives que la paix conservée par moi retient dans le fourreau, je puis d’un signe les en faire sortir : quelles nations seront anéanties ou transportées ailleurs, affranchies ou réduites en servitude, quel roi va devenir esclave, quel front va ceindre le bandeau royal1, quelles villes doivent tomber ou s’élever, c’est à moi de le décider. Au sein de la toute-puissance, rien n’a pu m’arracher d’injustes condamnations, ni la colère, ni la fougue de la jeunesse, ni cet esprit de témérité et de révolte chez les peuples, qui souvent fait perdre patience aux âmes les plus calmes, ni l’ambition cruelle, mais si commune aux maîtres du monde, de signaler leur pouvoir par la terreur. J’ai enfermé, j’ai scellé mon glaive, avare du sang même le plus vil2: