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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


pouvoir ni changer ses plans, ni souffrir son sort. Détachons-nous donc entièrement du dehors pour revenir à nous : que sûre d’elle-même, heureuse et fière de ses avantages, notre âme se retire, le plus qu’elle pourra, de ce qui n’est pas elle, et que désormais toute à soi, insensible aux pertes, elle prenne en bonne part jusqu’à l’adversité. À la nouvelle d’un naufrage qui l’avait totalement ruiné, notre Zénon ne dit que ces mots : « La Fortune veut que je philosophe plus à l’aise. » Un tyran menaçait le philosophe Théodore de le faire mourir, de le priver même de sépulture : « Tu peux te satisfaire, répliqua celui-ci ; j’ai une pinte de sang à ton service. Quant à la sépulture, tu es bien simple de croire qu’il m’importe de pourrir dans la terre plutôt que dessus. »

Canus Julius, grand homme s’il en fut, et qui n’a rien à perdre de notre admiration pour être né dans ce siècle-ci, venait d’avoir une longue altercation avec Caligula[1]. Le voyant sortir, le nouveau Phalaris lui dit : « Ne te flatte pas d’une fausse espérance, j’ai donné l’ordre de ta mort. — Grand merci ! très-excellent prince, » fut la réponse de Canus. Quel sens avait-elle ? Je ne sais, car elle m’en présente plusieurs. Était-ce un sarcasme, une manière de peindre l’affreuse tyrannie sous laquelle la mort devenait une grâce ? Lui reprochait-il ses scènes de frénésie journalière, où il se faisait remercier de ceux même dont il égorgeait les fils ou confisquait les biens ? Ou acceptait-il avec joie la mort comme un affranchissement ? Quoi qu’il en fût, sa réponse est celle d’une grande âme. Caligula, dira-t-on peut-être, était capable après cela de le condamner à vivre. Canus n’eut pas cette crainte : il savait le tyran fidèle à sa parole quand il promettait le supplice. Croirais-tu que les dix jours qui le séparaient de la mort, il les passa sans le moindre souci ? On a peine à concevoir tout ce que dit, tout ce que fit cet homme, et quelle fut sa tranquillité. Il jouait aux échecs, lorsque le centurion, qui traînait au supplice une troupe de condamnés, le fit appeler à son tour. Canus alors compte ses pièces, dit à son adversaire : « N’allez pas après ma mort vous vanter faussement de m’avoir battu ; » et au centurion : « Vous serez témoin que j’ai sur lui l’avantage d’une pièce. » Était-ce là jouer aux échecs ? C’était se jouer du

  1. Sans doute au sujet du complot dont Caligula l’accusait d’être instruit : « Si je l’étais, répondit Canus, tu ne l’aurais jamais su. » (Boèce, De la Consolation philosophique.)