Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


pelle à restitution, disons-lui de même : « Reprends cette âme, meilleure que tu ne me l’as donnée. Sans tergiverser, ni reculer, je te représente volontairement ce que j’ai reçu de toi sans le savoir ; emporte-le. » Retourner au lieu d’où l’on est venu, qu’y a-t-il là de si terrible ? Celui-là vivra mal qui ne saura pas bien mourir. La vie est la première chose qu’il faut réduire à sa vraie valeur : compte-la au nombre de tes servitudes. « On ne peut souffrir, dit Cicéron, les gladiateurs qui s’abaissent à tout pour obtenir la vie ; on s’intéresse à ceux qui portent sur le front le mépris du trépas. » Ainsi de nous : c’est une cause ordinaire de mort que la peur de mourir. Dans les jeux qu’elle se donne à elle-même la Fortune dit au lâche : « Pourquoi t’épargnerais-je, indigne combattant ? Tu seras d’autant plus déchiré de coups et de blessures que tu ne sais pas tendre la gorge. Mais tu vivras plus longtemps et ton agonie sera plus courte, toi qui, sans baisser la tête ni te couvrir de tes mains, reçois en brave le fer ennemi. »

Qui craint la mort ne fera jamais acte d’homme vivant ; mais celui qui sait bien que dès l’heure où il fut conçu son arrêt fut porté, celui-là vivra selon les termes de l’arrêt, et en même temps, par la même force d’âme, fera en sorte que nul événement ne soit imprévu pour lui. En voyant d’avance le possible comme certain, il amortira le choc de tous les maux : car, à l’homme qui s’y tient prêt, qui les attend, ils n’apportent rien de nouveau ; mais celui qui, plein de sécurité, ne prévoit que d’heureuses chances, est accablé lorsqu’ils arrivent. La maladie, la captivité, ma maison qui s’écroule ou s’enflamme, rien de tout cela ne peut me surprendre. Je savais dans quelle orageuse société m’avait confiné la nature ; j’ai tant de fois ouï dans mon voisinage le cri des funèbres adieux, tant de fois vu passer devant ma porte la torche et les bougies des obsèques prématurées18 ; l’écroulement de quelque haut édifice a tant de fois frappé mon oreille ; tant de liaisons commencées au forum, au sénat, dans les entretiens, ont pour moi disparu dans la nuit qui est venue séparer nos mains unies et heureuses de fraterniser ! Puis-je m’étonner jamais de voir fondre sur moi des périls qui n’ont cessé de planer sur moi ? Combien cependant s’exposent à la mer sans songer aux tempêtes ! Ne rougissons pas de prendre d’un méchant auteur une bonne pensée. Publius, talent plus vigoureux que les tragiques et que les comiques, quand il renonce aux plates bouffonneries et à ces propos qui s’adressent aux derniers rangs