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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


tour ceux qu’un sort perfide a mis sur ces postes glissants auront moins à craindre s’ils dépouillent l’orgueil naturel de leur fortune, s’ils font descendre leur grandeur le plus qu’ils pourront vers le plain-pied des autres hommes.

Il en est plus d’un sans doute que la nécessité enchaîne à ces sommets d’où l’on peut tomber, mais d’où l’on ne descend point ; qu’ils témoignent du moins que le plus lourd de leur tâche est d’être obligés de peser sur les autres ; qu’ils sont bien moins élevés que cloués à leurs charges. À force d’équité, de douceur, d’humanité dans le commandement, de générosité dans leurs grâces, qu’ils se ménagent pour les chutes à venir maint adoucissement, et que, suspendus sur l’abîme, cet espoir les rassure un peu. Mais rien ne préserve mieux de ces orages de l’âme que de fixer toujours quelque limite à son élévation et, au lieu d’attendre que la Fortune nous quitte à sa fantaisie, de s’exhorter soi-même au repos bien en deçà du dernier terme. Ainsi nous ressentirons encore la pointe de quelques désirs, mais bornés, qui ne nous jetteront pas dans l’incertain et l’infini.

XI. Ceci s’adresse aux âmes imparfaites, faibles et non encore guéries ; je ne parle pas au sage. Celui-là n’a pas à marcher d’un pas timide et par tâtonnements ; il a tellement foi en lui-même qu’il avancera sans hésiter à l’encontre de la Fortune et jamais ne lâchera pied devant elle. Car en quoi pourrait-il la craindre ? Ses esclaves, son avoir, son rang parmi les hommes, tout son être enfin et ses yeux et ses mains, et le reste des choses qui peuvent rattacher à la vie, le sage met tout cela, met tout son être enfin nombre des objets précaires ; il use de la vie comme d’un prêt, qu’il va rendre sans chagrin à la première répétition. Et loin de le rabaisser à ses propres yeux, cette idée qu’il ne s’appartient pas lui fait apporter en toute chose autant de scrupule et de circonspection qu’une conscience religieuse et pure en met dans la conservation d’un dépôt. Sommé de rendre, il ne voudra pas chicaner avec la Fortune, il lui dira : « J’ai possédé, j’ai joui, je te rends grâce. Il m’en a coûté cher pour utiliser ton bien ; mais tu l’ordonnes, je te le remets avec reconnaissance et de grand cœur. Veux-tu me laisser quelque chose de toi, je saurai encore le garder. En disposes-tu autrement, mon argent, soit monnaie, soit ciselures, ma maison, mes esclaves, je rends, je restitue tout cela. »

Si c’est la nature, notre première créancière, qui nous ap-