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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


et en maudissant. Combien est plus heureux l’homme qui n’a de frais à faire que pour celui qu’il coûte le moins de refuser, c’est-à-dire que pour lui-même ! Mais n’ayant pas cette force en nous, ayons de moins amples patrimoines : nous serons moins exposés aux injures du sort. Les tailles moyennes, qui peuvent se ramasser sous le bouclier, valent mieux à la guerre que celles qui dépassent les autres, et qui offrent en tous sens une grande surface aux blessures. La vraie mesure de fortune est celle qui, sans tomber dans la pauvreté, ne s’en éloigne pas de beaucoup.

IX. Cette situation nous plaira, si d’abord nous avons du goût pour l’économie, sans laquelle les plus grandes richesses ne suffisent point[1], et avec laquelle les plus minces fournissent assez, d’autant que la ressource est à notre portée et que la pauvreté économe peut se tourner en vraie richesse. Habituons-nous à éloigner de nous le faste, et à priser dans les choses l’utilité, non l’éclat. Mangeons pour apaiser la faim, buvons pour éteindre la soif ; ne payons au plaisir charnel que le tribut nécessaire. Sachons nous servir de nos jambes, régler notre table et notre costume non sur les exemples modernes, mais comme nous y invitent les mœurs de nos pères. Sachons nous fortifier dans la continence, repousser le luxe, fuir l’intempérance, calmer notre colère, envisager de sang-froid la pauvreté, cultiver la frugalité (dussions-nous avoir quelque honte d’apaiser à peu de frais des appétits naturels), tenons comme à la chaîne nos fougueuses espérances et notre imagination élancée vers l’avenir, et faisons en sorte que nos richesses viennent de nous-mêmes plutôt que de la Fortune. Oui, il est impossible, au milieu des variables et injustes caprices du sort, que de nombreux coups de vent ne frappent pas ceux qui déploient de trop vastes agrès : réduisons nos biens à d’étroites limites, et les coups porteront à faux.

Aussi a-t-on vu bien souvent des exils et des disgrâces salutaires ; et de légers malheurs en ont guéri de plus graves, quand l’homme, sourd aux sages conseils, ne comportait pas un traitement plus doux. Eh ! ne lui est-il pas utile que la pauvreté, l’ignominie, le renversement de sa position, le sauvent d’un grand mal par un moindre ? Accoutumons-nous donc à

  1. Tous les manusc. : nec ullæ non satis potent. Je ne comprends cette phrase qu’en lisant : cum qua nullæ….