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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


sentiel de fortifier ses membres et de consacrer la majeure partie de son temps à entretenir cette force dont il fait son unique profession ; pour nous qui nous destinons aux luttes civiles, le travail de la pensée n’est-il pas une tâche bien plus belle encore ? Car en se proposant de servir ses concitoyens et tous les hommes, on s’exerce et l’on profite à la fois dans cette succession des devoirs publics et privés que l’on embrasse selon ses forces. Mais, ajoute-t-il, comme au milieu de cette frénétique ambition des hommes et de ces calomnies sans nombre qui donnent un mauvais tour aux actions les plus droites, la franchise est peu sûre et que toujours les obstacles seraient plus nombreux que les facilités, il faut s’éloigner du forum et des fonctions publiques.

Mais, même au foyer domestique, l’âme trouve encore à déployer sa grandeur. Il n’en est pas d’elle comme du lion et de ces animaux dont la loge arrête les élans, c’est dans l’isolement qu’elle agit le mieux. En quelque lieu toutefois qu’elle se cache et dérobe le mystère de sa retraite, que son vœu soit de servir l’État comme les individus par ses talents, sa voix ou ses conseils. Car celui-là n’est pas seul utile à la république qui produit des candidats, défend des accusés, opine sur la paix et la guerre ; exhorter au bien la jeunesse ; dans une si extrême disette de sages précepteurs, former les âmes à la vertu, et quand elles se ruent vers les richesses et la volupté, les saisir, les ramener et, si l’on ne peut mieux faire, ralentir au moins leur course, voilà au sein de la vie privée faire œuvre d’homme public.

Est-ce que celui qui juge entre les citoyens et les étrangers, ou le préteur urbain qui prononce aux plaideurs l’arrêt dont un assesseur lui dicte la formule, font plus que l’homme qui enseigne ce que c’est que justice, piété, patience, courage, mépris de la mort, connaissance des dieux, quel trésor est une bonne conscience et qu’on ne la doit qu’à soi-même ? Oui, si tu donnes ton temps à de telles études, en le dérobant aux fonctions publiques, tu n’as point déserté ni abdiqué ton ministère. Ce qu’on nomme la vie militaire, ce n’est pas seulement faire face à l’ennemi et se battre à la gauche ou à la droite. Ils sont soldats aussi ceux qui gardent les portes des places, dans un poste moins périlleux, mais qui n’exclut pas l’action, sentinelles vigilantes ou chefs des arsenaux : si leur sang ne coule pas avec leurs sueurs, on ne les leur compte pas moins comme services. Réfugie-toi dans l’étude, tu échapperas à tous les dégoûts de l’existence : l’ennui du jour ne te