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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


dents : tu trouveras un nom à la maladie. J’ai la passion de l’économie, je le confesse. Je n’aime1 ni un fastueux lit de parade, ni ces vêtements qu’on tire d’un précieux coffret, ou que force poids et machines ont tenu sous presse pour leur donner du lustre ; ma robe est vulgaire et de tous les jours : je la puis garder et endosser sans tant de précautions. Je n’aime point ces festins où l’on a pour ordonnateurs et pour témoins des bandes d’esclaves, qu’il faut plusieurs jours pour apprêter et une multitude de bras pour servir ; je veux des mets simples et communs, ni venus de bien loin ni achetés bien cher, qu’on trouve en tous pays, qui ne pèsent ni à la bourse, ni à l’estomac, qui ne se vomissent pas dès qu’on les a pris. J’aime un échanson sans beau costume et naïf enfant du foyer ; et la lourde argenterie de mon provincial de père, sans ciselure et sans nom d’artiste ; et une table que ne distinguent point les bigarrures de ses veines, qu’on ne cite point par la ville pour avoir appartenu successivement à plusieurs maîtres de bon goût : la mienne est faite pour mon usage et non pour arrêter l’œil charmé des convives ou allumer leur convoitise.

Tout livré que je suis à ces goûts modestes, je me laisse éblouir à la vue d’une brillante élite de jeunes esclaves, de serviteurs mieux vêtus que ceux de nos pompes triomphales, et chamarrés d’or. Ce superbe cortége de valets, cet édifice où le sol même que l’on foule est tout pavé de matières précieuses, où les plus riches métaux, prodigués dans les moindres recoins, brillent jusque sur les plafonds et ce peuple de courtisans inséparables des grandes fortunes en train de périr, que te dirai-je ? ces eaux transparentes jusqu’au fond de leur canal et qui circulent autour même des tables, et ces banquets où tout répond à la splendeur des lieux, lorsque ces mille magnificences du luxe m’investissent de leur pompe étourdissante, moi qui sors tout rouillé de ma longue frugalité, mes yeux se troublent quelque peu et sont moins à l’épreuve que mon âme. Je m’éloigne alors, sinon moins sage, du moins plus triste, et devant mon chétif mobilier je ne porte plus la tête si haute ; une morsure secrète vient m’atteindre, je me prends à douter si cette vie ne vaudrait pas mieux que la mienne : de tout cela rien qui me change, mais aussi rien qui ne m’ébranle.

J’aspire à suivre les énergiques leçons de nos maîtres[1] et à me jeter dans les affaires publiques ; j’aspire aux honneurs et

  1. Les stoïciens. Voy. le Repos du sage, xxx.