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DE LA PROVIDENCE.


nous tenir tête. J’aurais honte d’en venir aux mains avec un homme prêt à se rendre. »

Le gladiateur tient à déshonneur d’avoir en face un trop faible adversaire ; il sait qu’on triomphe sans gloire quand on a vaincu sans péril4. Ainsi fait la Fortune : elle prend pour rivaux les plus braves, et passe dédaigneusement devant les autres. Elle attaque les fronts rebelles et superbes, pour tendre contre eux tous ses muscles. Elle essaye le feu contre Scævola, la pauvreté contre Fabricius, l’exil contre Rutilius, les tortures contre Régulus, présente le poison à Socrate, le suicide à Caton.

Ces grandes leçons d’héroïsme, la mauvaise fortune seule a le privilége de les donner. Plaindras-tu Scævola parce que sa main est posée sur le brasier ennemi et se punit elle-même de sa méprise, parce que cette main consumée fait reculer le roi que son glaive n’avait pu abattre ? Eût-il été plus heureux de réchauffer cette main dans le sein d’une maîtresse ? Plaindras-tu Fabricius parce qu’il emploie à bêcher sa terre tout le temps qu’il ne donne pas à la république ; parce qu’il fait la guerre aux richesses, comme à Pyrrhus ; parce qu’il mange à son foyer les herbes et les racines que, vieillard triomphal5, il a arrachées dans son champ ? Eh quoi ! serait-il plus heureux d’entasser dans son estomac des poissons de lointains rivages, des oiseaux pris sous un ciel étranger, ou de réveiller, avec les coquillages des deux mers, la paresse d’un appétit blasé, ou de se faire servir, ceints d’énormes pyramides de fruits, ces animaux gigantesques dont la prise coûte la vie à plus d’un chasseur ? Plaindras-tu ce Rutilius, dont les juges ont à répondre au tribunal de tous les siècles, d’avoir souffert plus volontiers qu’on l’arrachât à sa patrie qu’à son exil, d’avoir seul refusé quelque chose à Sylla dictateur, et, au lieu de suivre la voix qui le rappelait, de s’être enfui encore plus loin ? « Adresse-toi, lui dit-il, à ceux qu’a brusquement surpris dans Rome ton heureux destin : qu’ils voient le forum inondé de sang, le lac Servilius (car tel est le spoliaire[1] de l’ordonnateur des proscriptions) couvert de têtes de sénateurs ; des hordes d’assassins qui errent par toute la ville, et des milliers de citoyens égorgés en masse, au mépris, c’est peu dire, au piége même de la foi donnée. Qu’ils voient ces horreurs,

  1. Endroit du cirque où l’on traînait les gladiateurs morts et où l’on achevait les mourants. Voir Lettre xciii.