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CONSOLATION À POLYBE.

que de se laisser miner au chagrin ? Vous êtes, dans un deuil égal, moins libre que vos frères ; bien des choses vous sont défendues par l’opinion qu’on a conçue de vos talents et de votre caractère : et combien l’on exige, combien l’on attend de vous ! Si vous aviez fait vœu d’entière indépendance, fallait-il attirer sur vous les regards de tous ? Il vous faut maintenant remplir les belles promesses que vous avez faites aux admirateurs de votre génie, à ceux qui en transcrivent les productions, à tous ceux qui, s’ils n’ont pas besoin de vos puissantes faveurs, ont besoin des fruits de votre plume. Ils en sont les dépositaires : vous ne pouvez donc rien faire d’indigne des vertus et des lumières qui s’annonçaient en vous, sans qu’une foule d’hommes aient regret de vous avoir admiré. Vous n’avez pas le droit de vous affliger sans mesure ; et ce n’est pas le seul qui vous soit ravi : vous n’auriez pas droit de prolonger votre sommeil une partie du jour, de fuir le tourbillon des affaires pour le loisir et la paix des champs, de vous délasser, par un voyage d’agrément, des assidus travaux d’un poste laborieux, de vous récréer l’esprit par des spectacles variés, de régler à vos fantaisies l’emploi d’une journée.

XXVI. Mille choses vous sont interdites qui sont permises à l’humble mortel perdu dans son obscur recoin. C’est une grande servitude qu’une grande fortune. Aucune de vos actions ne vous appartient : tant de milliers d’audiences à donner, tant de requêtes à mettre en ordre, les torrents d’affaires qui affluent vers vous de tous les points du globe, et sur lesquelles, selon leur rang, vous devez appeler la pensée du maître du monde, tout cela exige une entière vigueur dans la vôtre. Oui, il vous est interdit de pleurer, afin de pouvoir écouter la foule de ceux qui pleurent, Pour essuyer les larmes de ceux dont la détresse cherche à aborder la pitié du plus doux des empereurs, il faut d’abord sécher les vôtres. Vous dirai-je enfin un remède qui pour vous ne sera pas le moindre ? quand vous voudrez oublier tout, songez à César : considérez de quel dévouement, de quel zèle vous devez payer sa bienveillance ; vous sentirez qu’il ne vous est pas plus accordé de ployer sous le faix qu’à celui dont les épaules, si l’on en croit la tradition mythologique, supportent la voûte céleste. Et César lui-même, à qui tout est permis, par cela seul est loin de pouvoir tout se permettre9. Toutes les familles sont protégées par ses veilles, le repos public par son travail, les jouissances et les loisirs de tous par sa soigneuse activité10. Du jour où César s’est voué