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CONSOLATION À POLYBE.

donc des lamentations infructueuses : elles nous réuniraient plutôt à l’objet de nos douleurs qu’elles ne le tireraient de la tombe. Des tortures ne sont pas des remèdes : il faut dès l’abord y renoncer ; et de puérils soulagements et je ne sais quel amer plaisir de tristesse ne doivent point captiver notre âme. Car si la raison ne met un terme à nos larmes, ce n’est pas le sort qui l’y mettra. Jetez les yeux sur l’humanité qui vous environne : partout d’abondantes et d’inépuisables causes de chagrins. Une besogneuse indigence appelle cet homme à un labeur de tous les jours ; celui-là est aiguillonné par l’ambition, qui ne connaît pas le repos ; tel qui a souhaité les richesses, les redoute, et l’accomplissement de ses vœux fait son supplice ; ou les soucis ou les affaires nous tourmentent, ou les flots de clients qui assiègent sans cesse notre vestibule ; l’un gémit d’avoir des enfants, l’autre de les avoir perdus. Les larmes nous manqueront plus tôt que les motifs d’en verser. Ne voyez-vous pas quelle existence nous a promise la nature en voulant que les pleurs fussent le premier augure de notre naissance6 ? Tel est le début de la vie, et la suite de nos ans y répond : c’est dans les pleurs qu’ils se passent. Que ceci nous apprenne à nous modérer dans ce qui doit se renouveler si souvent ; et voyant se presser sur nos pas cette masse d’afflictions imminentes, sachons tarir ou du moins réserver nos larmes. S’il est une chose dont il faille être avare, c’est surtout de celle dont l’usage n’est que trop fréquent. Pensez aussi, pour vous raffermir davantage, que le moins flatté de votre douleur est celui à qui elle semble s’adresser. Ou il vous défend ces cruels regrets, ou il les ignore : rien donc n’autorise un pareil hommage : offert à qui ne le sent point, il est stérile, et il déplaît s’il est senti.

XXIV. Est-il un homme dans tout l’univers qui se fasse une joie de votre deuil ? je dirai hardiment que non. Eh bien, ces mêmes dispositions que nul ne nourrit contre vous, les supposez-vous à votre frère ? croyez-vous qu’il veuille votre mal, votre supplice, vous arracher à vos travaux, c’est-à-dire à vos études7, et à César ? Cela n’est pas vraisemblable. Il vous a aimé comme un frère, vénéré comme un père, honoré comme son supérieur : il vous demande des regrets, non du désespoir. Pourquoi donc vous complaire dans l’affliction qui vous consume, quand votre frère, s’il reste chez les morts quelque sentiment, désirerait la voir finir ? S’il s’agissait d’un frère moins tendre, dont le cœur fût moins sûr, je réduirais tout à une hypothèse et