Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
141
CONSOLATION A HELVIA.

que la vôtre, que toutes vos pensées se confient à votre sœur : voulez-vous conserver ou déposer vos chagrins, vous la trouverez prête soit à y mettre un terme, soit à les partager. Mais si je connais bien la sagesse de cette femme accomplie, elle ne vous laissera pas sécher sans fruit dans les larmes, elle vous citera son propre exemple dont j’ai moi-même été témoin. Son époux adoré, notre oncle, à qui elle s’était unie vierge, elle l’avait perdu sur le navire où ils voguaient ensemble ; et pourtant ni cette perte affreuse, ni les horreurs de la tempête ne l’accablèrent : elle triompha des éléments et du naufrage même pour rapporter le corps de cet époux. Ô que de femmes dont les actes sublimes sont restés dans l’ombre et perdus ! Que votre sœur eût eu pour contemporaine cette antiquité, si franche admiratrice des vertus, combien de génies eussent à l’envi célébré une femme qui, oubliant sa faiblesse, oubliant cette mer, formidable aux plus fermes courages, expose ses jours pour donner la sépulture à son mari, et, tandis qu’elle songe à lui conquérir un tombeau, ne craint pas d’en manquer elle-même ! Les chants de tous les poëtes ont glorifié une Alceste qui prit pour mourir la place de son époux. Il est plus beau de risquer sa vie pour ensevelir le sien : l’amour est plus grand de racheter à péril égal un moindre avantage.

S’étonnera-t-on après cela que, pendant seize ans que son époux gouverna l’Égypte, on ne l’eût jamais vue en public, qu’elle n’eût reçu chez elle personne de la province, qu’elle n’eût rien demandé à son mari ; ni souffert qu’on la sollicitât de rien ? Aussi cette Égypte19 médisante et ingénieuse à noircir ses préfets, cette province où qui peut éviter la faute n’échappe point à la calomnie, admira votre sœur comme un modèle unique de vertu ; et, chose bien difficile à un peuple qui se plaît aux bons mots même les plus dangereux, elle s’est interdit sur son compte toute parole indiscrète, et aujourd’hui souhaite encore, sans jamais l’espérer, une Romaine qui lui ressemble. Elle eût fait beaucoup si pendant seize ans son mérite se fût produit à tous les yeux ; elle fit plus en se laissant ignorer.

Tout ceci soit dit non pour entreprendre son éloge qu’affaiblirait plutôt un si bref exposé, mais pour vous peindre tout l’héroïsme de cette femme que ni l’ambition, ni la cupidité, compagnes et fléaux de la puissance, n’ont séduite ; qui sur un vaisseau désemparé, en face du naufrage et de la mort, ne connut point la peur, ne se détacha point de son époux ina-