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XII
NOTICE SUR LA VIE


fondé pour accuser Sénèque d’avoir fait l’apologie du meurtre d’Agrippine. Suétone n’en dit pas un mot. Sur quoi donc l’appuierait-on ? Non pas sur l’opinion de Tacite qui passe outre, à son ordinaire, mais sur une rumeur née du vague besoin de trouver un complice à qui se prendre, parce que le coupable avait lassé l’indignation. On avait sous la main Sénèque, qui avait enseigné la rhétorique à Néron, qui lui rédigeait ses discours au début du règne : il avait dû écrire la lettre ; la rumeur raisonna ainsi. Une forme grammaticale mal comprise fit le reste pour le gros des lecteurs ; et l’on prit pour le jugement même de Tacite ce qu’il relatait comme un simple bruit, un bruit malveillant et faux[1].

D’ailleurs Néron, bourrelé de remords, inquiet sur son retour à Rome, redoutant une insurrection, ne se fiant plus ni au dévouement du sénat ni à l’affection du peuple (et cet état moral durait encore, dit Tacite, quelques jours après l’envoi de sa lettre), Néron, en de tels moments, n’était pas homme à imposer à Sénèque la justification du crime ; et la crainte d’être puni comme complice, la prudence la plus simple eût suffi à Sénèque pour s’y refuser, à défaut même de courage. Si Néron, dans son trouble et son épouvante, n’a pas

    Cicéron, Sénèque, Pline le jeune, etc. Finissons par cette phrase si étrangement concordante et si concluante de Quintilien, lequel est de l’âge de Tacite par le style : Socrates accusatus est quod corrumperet juventutem. (Institut. Orat. IV, xv.) Traduira-t-on : Socrate fut accusé parce qu’il corrompait…, ce que n’admet certes ni Quintilien ni personne ?

  1. Ces deux mêmes mots adverso rumore se retrouvent en effet dans Tacite, à propos du général Suetonius faussement accusé de trahison par la multitude : Apud paucos ea dueis ratio probata, in vulgus adverso rumore fuit. (Hist., II, xxvi.) Approuvé du petit nombre, ce calcul du chef fut interprété en mal par la multitude. Traduction de Burnouf, qui ajoute en note : « Tacite a dit, Sup. xxiii, que les soldats prêtaient de coupables motifs à toutes les actions de leurs chefs, et, I, lxxiii, il a exprimé par adversa fama une interprétation maligne et défavorable. » Donc, dans ces deux cas, comme dans notre note précédente, l’épithète de Tacite désigne une calomnie au lieu d’une vérité.