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CONSOLATION A MARCIA.

la succession d’un roi[1], avait été englouti par la mer, même avec les trésors qu’il rapportait, qui allaient solder la guerre civile, n’eût-ce pas été un bonheur pour lui ? Il serait mort du moins avec la pensée que nul n’aurait osé commettre le crime devant Caton. Hélas ! quelques années de plus ont contraint ce grand homme, né pour faire de tous des hommes libres comme lui, à fuir César et à suivre Pompée.

Disons-le : ce n’est point un malheur pour votre fils d’être mort jeune : le trépas lui a même fait remise de tous maux à venir. — Vous dites « qu’il a péri trop tôt et avant l’âge ! » Mais supposons qu’il ait vécu davantage ; mesurez la plus longue carrière qui soit donnée à l’homme, que c’est peu ! Né pour une si brève durée, pour céder vite la place à d’autres, qui arrivent au même titre, il s’en vient préparer leur gîte. Je parle de la vie humaine qui, on le sait, se déroule avec une incroyable célérité ; mais voyez ces villes qui comptent des siècles, et calculez combien peu ont subsisté les plus fières de leur antiquité. Tout ce qui est de l’homme est court et périssable et ne tient aucune place dans l’infini des temps. Ce globe avec ses peuples, ses villes, ses fleuves, l’océan qui l’embrasse n’est pour nous qu’un point, comparé à l’univers : notre existence est moindre qu’un point auprès de l’ensemble des temps, plus vaste que cet univers, puisque, dans l’espace qu’ils lui ouvrent, il revient tant de fois sur lui-même. Qu’importe donc d’étendre une chose dont le prolongement, quelque loin qu’il aille26, n’est guère plus que rien ? Il n’est de longue vie que celle qui a suffi à sa tâche. Quand vous me citeriez les Sibylles[2] et les hommes dont la longévité est un souvenir de tradition ; quand vous supputeriez leurs cent, leurs cent dix années ; que votre pensée se porte à l’éternité, la différence sera nulle de l’âge le plus court au plus long, si vous comparez l’espace qu’ont vécu ces hommes à tout celui qu’ils n’ont point vécu. Votre fils d’ailleurs n’est point mort avant le temps : il a vécu autant qu’il a dû vivre ; il ne lui restait plus rien au delà. L’époque de la vieillesse n’est pas la même pour tous les hommes, que dis-je ? n’est pas la même pour tous les animaux. En quatorze ans, chez quelques-uns de ceux-ci, la vie est épuisée, et le plus long période pour eux est pour l’homme le premier. Rien de plus inégal que la mesure des destinées ; nul ne meurt

  1. Ptolémée, qui avait fait le peuple romain son héritier.
  2. Je lis avec J. Lipse et deux manusc. : vates. Lemaire ; vaces.