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CONSOLATION A MARCIA.

suls, M. Bibulus, par exemple, et J. César ; vous verrez deux collègues si fort opposés par la haine, appariés par le malheur : M. Bibulus, homme plus honnête qu’énergique, eut deux fils tués à la fois, après qu’ils eurent servi de proie à la brutalité des hordes égyptiennes, pour qu’il n’eût pas moins à gémir sur la fin des victimes que sur l’infamie des bourreaux. Ce Bibulus pourtant qui16, toute l’année de son consulat,craignant son ombrageux collègue, s’était tenu caché dans sa maison, en sortit le lendemain du jour où lui fut annoncée cette double mort, et voulut remplir ses fonctions ordinaires d’homme public. Pouvait-il à deux fils donner moins d’un jour ? En un jour ont cessé les larmes d’un père qui avait pleuré un an son consulat.

J. César parcourait la Bretagne, et l’Océan ne pouvait plus borner sa fortune, lorsqu’il apprit la mort de sa fille, qui emportait avec elle la paix du monde. Il voyait déjà que Pompée souffrirait avec peine dans la république un rival de sa grandeur, et voudrait mettre un terme à des succès qui lui pesaient alors même que leur intérêt commun y gagnait ; et toutefois César, trois jours après, reprit les soins du commandement et vainquit sa douleur aussi vite que ses autres ennemis.

XV. Vous citerai-je d’autres morts dans la famille des Césars, que la Fortune me semble frapper si souvent, pour que leurs deuils même servent le genre humain, en lui montrant qu’eux aussi, réputés fils des dieux, qui doivent engendrer des dieux, ne sont pas maîtres de leur propre sort comme du sort d’autrui ?

Le divin Auguste vit ses enfants, ses petits-enfants, toute la race impériale s’éteindre, et repeupla par l’adoption la solitude de son palais. Et pourtant il souffrit tous ces revers en homme intéressé déjà à ce que nul ne se plaignît des dieux.

La nature et l’adoption avaient donné deux fils à Tibère : il les perdit tous deux. Et lui-même fit à la tribune l’éloge du second ; et debout, en face du cadavre dont il n’était séparé que par un voile qui doit préserver les yeux d’un pontife de ce funèbre aspect, au milieu des pleurs de tout un peuple, il ne détourna pas son visage ; il apprit à Séjan, présent à ses côtés, avec quelle force d’âme Tibère pouvait perdre les siens17.

Voyez que de grands hommes n’a point respectés le sort devant qui tout succombe, bien qu’ils fassent ornés de tous les trésors de l’âme, de toutes les grandeurs publiques ou privées. Ainsi la mort fait sa ronde dévastatrice et sans distinc-