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CONSOLATION A MARCIA.

renverser l’homme, en effet, est-il besoin d’un grand effort ? Une odeur, une saveur, la lassitude, les veilles, les humeurs, la table et tout ce sans quoi il ne peut vivre, lui est mortel. Chaque pas qu’il fait le rappelle au sentiment de sa fragilité ; tout climat ne lui est pas supportable ; le changement d’eau, une température qui ne lui est pas familière, la plus mince des causes, un rien le rend malade ; chair vouée à la corruption, molle, inaugurant son entrée dans la vie par des pleurs13, que de révolutions, en passant, ce chétif animal n’excite-t-il pas ? À quelles ambitieuses pensées ne le pousse pas l’oubli de sa condition ? Il embrasse l’infini, l’éternité dans ses projets ; il arrange l’avenir des fils de ses fils et de ses arrière-petits-fils, lorsqu’au milieu de ses vastes plans la mort vient qui le frappe, et ce qu’on appelle vieillesse n’est qu’une période de quelques années.

XII. Votre douleur, ô Marcia, si toutefois elle raisonne quelque peu, a-t-elle pour motif votre propre disgrâce, ou celle d’un fils qui n’est plus ? Êtes-vous, dans cette perte, affligée de n’avoir pas du tout joui de son amour, ou de ce que vous pouviez, s’il avait plus longtemps vécu, en jouir davantage ? Dans le premier cas, votre perte devient plus supportable : on regrette moins ce qui n’a donné ni joie, ni plaisir. Si vous confessez lui avoir dû de grandes jouissances, vous devez non pas vous plaindre qu’elles vous soient ravies, mais être reconnaissante de les avoir goûtées. Les fruits même de son éducation ont assez dignement couronné vos efforts. Si les gens qui nourrissent avec tant de soins de jeunes chiens, des oiseaux, ou tout autre animal dont s’engouent leurs frivoles esprits, ont un certain plaisir à les voir, à les toucher, si leurs muettes caresses les flattent ; pour ceux qui élèvent leurs enfants, la récompense de l’éducation est dans l’éducation même. Quand ses travaux ne vous auraient de rien servi, son zèle rien conservé, ses talents rien acquis, l’avoir possédé, l’avoir aimé, n’est-ce rien pour vous ? « Mais j’en pouvais jouir plus longtemps, plus pleinement ! » Toujours fûtes-vous mieux traitée que si vous ne l’eussiez jamais eu. En effet, si l’on nous donnait le choix d’être heureux pour peu de temps, ou de ne pas l’être du tout, qui ne préférerait un bonheur passager à la privation totale de bonheur ? Auriez-vous souhaité un être dégénéré qui

(a) Lemaire : mortem unius quæ singulis opus est. Un manusc. : singulius, d’où je tire : quæ singultus opus est. mieux lié à ce qui précède et à ce qui suit.