Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/123

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
86
CONSOLATION A MARCIA.

par cette seule pensée, elle fut le reste de sa vie ce qu’on l’avait vue au convoi de son fils, non qu’elle n’osât se relever de son abattement ; mais repoussant ce qui l’y eût aidée, elle croyait perdre deux fois son fils si elle renonçait à ses larmes. Elle ne voulut avoir aucun portrait de cet être tant chéri, ni qu’on parlât jamais de lui devant elle. Elle avait pris en aversion toutes les mères et détestait surtout Livie, dont le fils semblait avoir hérité du bonheur promis au sien. N’aimant que les ténèbres et la solitude, dédaignant jusqu’à son frère, elle refusa les vers faits pour célébrer la mémoire de Marcellus et tout ce que les beaux-arts lui prodiguaient d’hommages ; elle ferma son oreille à toute consolation ; elle se tint en dehors des devoirs les plus ordinaires de la vie ; même la haute fortune de son frère et les trop vifs rayons de sa grandeur la blessaient : elle se fit comme un tombeau de sa retraite. Entourée de ses autres enfants et de ses petits-fils, elle ne déposa plus l’habit de deuil, à la grande mortification de tous les siens, du vivant desquels il lui semblait avoir tout perdu.

III. Livie s’était vu ravir son fils Drusus, qui eût été un grand prince, qui était déjà un grand capitaine. Il avait pénétré jusqu’au fond de la Germanie, et planté les aigles romaines en des lieux où l’on savait à. peine qu’il fût des Romains. Il était mort vainqueur en pleine expédition ; et les ennemis même l’avaient respecté malade, avaient signé une trêve en son honneur et n’osaient souhaiter un accident pour eux si prospère. À la gloire de cette mort, reçue pour la république, se joignaient les regrets immenses des citoyens, des provinces, de l’Italie entière à travers laquelle, escortées des municipes et des colonies accourues à la cérémonie lugubre, ses funérailles furent menées triomphalement jusque dans Rome4. La mère n’avait pu recevoir du fils l’adieu suprême et la douceur du dernier baiser. Après avoir, durant une longue route, suivi ces dépouilles si chères et vu brûler dans toute l’Italie tant de bûchers, qui, à chaque pas, semblaient renouveler sa perte et irritaient sa blessure, Livie, dès qu’elle eut porté Drusus dans la tombe, y déposa son chagrin avec lui : son affliction fut mesurée et non moins digne de l’épouse de César que légitime pour une mère5. Aussi ne cessa-t-elle de célébrer le nom de son fils, de multiplier partout son image en public, en particulier, de parier et d’entendre avec charme parler de lui, tandis qu’on ne pouvait rappeler et honorer le souvenir de Marcellus sans se faire un ennemi de sa mère.