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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

XXXII. Ton grand tort, veux-tu le savoir ? c’est d’établir des comptes inexacts, de priser trop haut ce que tu donnes, trop bas ce que tu reçois.

Divers motifs, selon les personnes, doivent nous détourner de la colère : ici ce sera la crainte, là le respect, ailleurs le dédain. Le bel exploit, n’est-ce pas, de faire jeter au cachot un malheureux esclave ! Pourquoi cette hâte de le frapper sur l’heure, de lui rompre tout d’abord les jambes ? Perdrons-nous donc ce droit fatal pour un peu de délai ? Laissons venir l’heure où ce soit nous qui donnions nos ordres : à présent la colère commande et nous fait parler ; qu’elle se dissipe, et nous verrons à proportionner la peine au délit. Car c’est en quoi surtout on s’égare : on recourt au glaive, aux derniers supplices ; on punit des fers, du cachot, de la faim, ce qui n’eût mérité qu’une correction légère. « Comment ! vas-tu dire, veux-tu que nous considérions tout ce qui nous blesse visiblement comme des bagatelles, des misères, des puérilités ? » Pour moi, ce que j’ai de mieux à te conseiller, c’est d’élever ton âme à une hauteur d’où tu verras dans toute leur petitesse, dans toute leur abjection ces faux biens, objets pour nous de tant de procès, de tant de courses, de tant de sueurs, et qui, pour quiconque a dans la pensée quelque grandeur et quelque noblesse, ne valent pas un regard.

C’est autour de l’argent que s’élèvent les plus fortes clameurs ; c’est l’argent qui fatigue nos forums, qui met aux prises les fils avec les pères, qui prépare les poisons, qui confie les glaives aux sicaires tout comme aux légions. Il est souillé de notre sang ; il remplit les nuits conjugales de bruyantes querelles, il envoie la foule assiéger les tribunaux des magistrats ; et si les rois massacrent et pillent, s’ils renversent des villes édifiées par le long travail des siècles, c’est pour aller chercher l’or et l’argent dans leurs cendres fumantes.

XXXIII. Jetons, je le veux bien, un coup d’œil sur l’obscur recoin où gisent ces trésors. Voilà la cause de ces cris de fureur, de ces yeux sortant de. leurs orbites, de ces hurlements de la chicane dans nos palais judiciaires, où des magistrats, évoqués de si loin, s’en viennent décider, entre deux cupidités, laquelle est plus fondée en droit. Et quand, non pas pour un trésor, mais pour une poignée de menu cuivre, pour un denier que réclame un esclave, ce vieillard qui va mourir sans héritier s’époumonne de colère ! Et quand, pour moins d’un millième pour cent, cet usurier-infirme, aux pieds distordus par la goutte qui ne lui a