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Elle dit : « Aucun homme Seigneur. » Jésus lui répondit : « Moi non plus, je ne te damne pas. Va et ne pèche plus. » Et si des schismes ont divisé l’esprit de l’Eu-

    ses mots à un souci d’érudition (qui fera bientôt place à une ostentation d’érudition vulgaire et à l’affectation la plus banale et la plus insupportable, comme il arrive chez nos plus médiocres chroniqueurs qui, dans le moindre conte, croient devoir montrer qu’ils savent qu’au xviie siècle le mot étonné avait une grande force et qu’ému veut dire remué), ce sera ce souci d’érudition — si intéressant qu’il puisse être, mais d’ailleurs jamais plus qu’intéressant — qui sera reflété, qui s’inscrira dans son livre. Un écrivain curieux cesse par cela même d’être un grand écrivain. Chez un Sainte-Beuve le perpétuel déraillement de l’expression, qui sort à tout moment de la voie directe et de l’acception courante, est charmant, mais donne tout de suite la mesure — si étendue d’ailleurs qu’elle soit — d’un talent malgré tout de second ordre. Mais que dire du simple rajeunissement du mot, en le ramenant à sa signification ancienne. Il s’apprend si facilement qu’il devient vite un procédé mécanique et le régal de tous ceux qui ne savent pas écrire. Certaines « distinctions » de ce genre sont aussi ridicules, étant aussi peu personnelles, que certaines vulgarités. Employer tel mot dans son sens ancien devient, dans le genre sérieux, la marque d’un esprit sans invention et sans goût aussi bien que dans le genre plaisant faire suivre une locution d’argot des mots : « comme parle Mgr d’Hulst. » Tout cela est du mécanisme, c’est-à-dire le contraire de I’art. Un écrivain d’un grand talent se plaît en ce moment à employer constamment « par quoi » au lieu de par lesquelles, et cela est juste, mais ce qui ne l’est pas, c’est de croire qu’il y a du mérite et du charme à cela. Et cette croyance, naïvement étalée dans la complaisance avec quoi il en use, risque de faire bientôt dater impitoyablement ses livres du millésime où l’on s’est avisé de cette rénovation grammaticale et de les démoder assez vite. Cela n’empêche pas naturellement qu’un grand écrivain, et ici Ruskin a bien raison, doit savoir à fond son dictionnaire, et pouvoir suivre un mot à travers les âges chez tous les grands écrivains qui l’ont employé. Un jour qu’à l’Académie Cousin lisait un essai envoyé pour le concours d’éloquence, il se rebiffa devant un mot : « Qu’est-ce que ce néologisme ? La voilà bien l’affreuse langue de notre époque. Voilà un mot que jamais un écrivain du xviie siècle n’eût employé. » Tout le monde se taisait quand Victor Hugo, se retournant avec calme vers l’appariteur : « Mon ami, veuillez aller chercher dans la bibliothèque le Voyage en Laponie de Hegnard, tome III de ses œuvres complètes. » Et Victor Hugo, l’ouvrant tout droit à une certaine page, y montre l’expression contestée. (Je lis cette anecdote dans le Victor Hugo à Guernesey de M. Stapfer, Revue de Paris, du 15 septembre 1904). Ce qui montre qu’un homme de génie peut être érudit (et ce qui vient du reste, d’un tout autre côté, rejoindre l’idée si intéressante de Fernand Gregh dans son beau livre sur Victor Hugo,