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éloignées, dans quelle mesure ils sont reçus[1] et les fonctions qu’ils ont remplies parmi la noblesse nationale des mots en tout temps et en tout pays. Mais une personne illettrée peut savoir, grâce à sa mémoire, beaucoup de langues, et les parler toutes et cependant ne pas savoir, en réalité, un seul mot d’aucune, un mot même de la sienne. Un marin suffisamment habile et intelligent sera capable de gagner la plupart des ports ; toutefois il n’aurait qu’à prononcer une phrase de n’importe quelle langue pour qu’on reconnaisse en lui un homme illettré[2]. De même l’accent, le tour d’expression dans une seule phrase distingue tout de suite un savant ; et ceci est senti si fortement, admis d’une manière si absolue par les personnes instruites, qu’il suffit d’un faux accent ou d’une syllabe erronée dans le Parlement de toutes les nations civili-

  1. Ici encore la métaphore donne à l’idée de la dignité précisément à l’aide des choses dont Ruskin ne reconnaissait certainement pas la dignité. L’armorial lui était probablement assez indifférent, et le genre de personnes qui savent au juste si telle personne est reçue ou n’est pas reçue — ( « Madame de Beauséant la recevait, il me semble… » — « Dans ses raouts ! répondit la vicomtesse » (Balzac : Gobsek) —, qui savent de chacun quelle a été l’illustration de sa race et de ses alliances, ne devait pas à ses yeux posséder une science bien enviable. Qu’une personne soit de bon sang ou de sang obscur, voilà qui a peu d’importance aux yeux d’un penseur. Or c’est à l’idée que cela a au contraire un grand prix que fait implicitement appel l’image de Buskin : « il distingue d’un coup d’œil les mots de bonne lignée et de vieux sang », etc., de sorte que le plaisir que de telles images donnent au lecteur (et d’abord à l’auteur) est réalité à base d’insincérite intellectuelle. (Note du traducteur.)
  2. Une personne que je connais dit quelquefois à son fils : « Cela me serait bien égal que tu épouses une femme qui ne saurait pas ce que c’est que Ruskin, mais je ne pourrais pas supporter que tu epouses une femme qui dirait : « tramvay » (au lieu de prononcer tramouay.) (Note du traducteur.)