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pas été témoin de ce spectacle horrible, si fréquent dans les pays d’élection ! Combien de fois n’ai-je pas eu la douleur de voir des récoltes vendues sur la place, & achetées par des hommes affidés & postés par les collecteurs ! heureux encore, si la récolte entière du malheureux pouvoit le soustraire à la voracité affreuse de ces monstres qui s’engraissent du sang le plus pur de leurs semblables ! Qu’il est cruel pour l’ame sensible, d’être témoin de ces extrémités, & de ne pouvoir soulager le malheureux, ni le soustraire à de pareilles horreurs commises sous le nom sacré des loix dont on abuse. Dans ces pays, il vaut mieux être simple journalier, que propriétaire. Cette assertion n’est pas un paradoxe.

L’abondance sert encore à ruiner le vigneron, d’une manière plus lente à la vérité, mais aussi sure, aussi complette, & presque aussi odieuse. Il est obligé de passer par les mains des commissionnaires en vins ; genre de sangsue heureusement inconnu dans les pays à bled. Un commissionnaire arrive dans un village, parcourt les celliers, goûte le vin, offre un prix beaucoup au-dessous de celui de sa valeur réelle ; il part & ne conclut aucun marché ; mais auparavant il a eu grand soin de déprécier la qualité du vin, de supposer au cultivateur ignorant, une excessive abondance dans toutes les provinces du royaume. Un second commissionnaire survient, il offre un prix plus bas que le premier, pratique le même manège ; puis un troisième ; & enfin il en paroît un dont l’extérieur & les propos sont plus accommodans. Un rayon d’espérance commence à briller aux yeux du vendeur. Je prendrai, lui dit-il, votre vin au prix courant. Les premiers commissionnaires reviennent sur leurs pas, tiennent le même langage, marquent les tonneaux ; le vin de tout un canton est ainsi arrhé, & le propriétaire n’a plus la liberté de le vendre à un autre acheteur qui lui en donneroit davantage.

Quel sera ce prix courant ? à quel taux sera-t-il porté ? Laissez agir les commissionnaires, leur manège n’est pas encore à son terme. Un cultivateur est-il pressé par le tonnelier, ou par le collecteur des tailles, toujours les agens des commissionnaires, il est obligé d’accepter le prix qu’on lui offre, plutôt que de voir sa récolte saisie, & son produit dissipé par les frais de justice. Voilà le fameux prix courant établi par cette simple opération.

Si le commissionnaire n’a pas toujours recours à un stratagême aussi inique, il s’adresse d’autres fois au vigneron dont le vin a le plus de réputation dans le canton ; il le lui paie à sa juste valeur, & souvent au-dessus ; par-là il le force au secret, & achète le droit de dire publiquement qu’il ne l’a payé qu’à tel prix. Alors le vendeur dit qu’il a voulu se débarrasser de son vin, parce qu’il ne se conservera pas ; & l’autre, que, de toute nécessité, le prix baissera dans quelques mois, attendu que toutes les provinces du royaume regorgent de vin. Enfin, tout le canton est obligé d’accéder à ce traité simulé. Voilà comme l’abondance de vin n’est pas richesse, à cause des grosses avances qu’elle a exigée, & du bas prix, & très-bas