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ROMANCIERS DE CHEZ NOUS

sent, qu’une grande douleur, ô Archibald de Locheill ! c’est celle de ne pouvoir te maudire ! Malheur ! malheur ! malheur ! »

Et la folle du domaine disparut dans la forêt ; et plus tard quand Arché, en proie à tous les tourments de la prophétie réalisée contemplait, du haut d’un rocher qu’enveloppait la nuit, les derniers feux de l’incendie du manoir, il vit encore passer dans les ténèbres la folle du domaine qui étendit ses longs bras vers les ruines, et cria d’une voix lamentable sa triple malédiction. Il la vit errer à travers les débris fumants, et pousser dans la nuit les trois mots liturgiques : désolation ! désolation ! désolation ![1]

Et le lecteur s’imagine entendre comme un écho de la voix des antiques prophéties ; il croit apercevoir à travers le temps, et dans les plus lointaines profondeurs de la légende, la fille de Priam, Cassandre, articulant ses monosyllabes fatidiques, et annonçant au chœur des vieillards les malheurs qui menacent et qui désolent déjà le palais des Atrides.

Le merveilleux se mêle donc à l’action des personnages des Anciens Canadiens ; ces personnages se heurtent eux-mêmes aux êtres mystérieux qui traversent leur vie, ils en subissent ou redoutent l’influence, et c’est là l’une des façons, et certes la meilleure, d’introduire le merveilleux dans la légende et dans l’épopée.

Mais, ce n’est pas là pourtant la voie familière par laquelle de Gaspé le fait entrer dans son livre. Il y fait apparaître le merveilleux comme un épisode qu’il juxtapose à l’intrigue du roman, et qui, tout en nous faisant pénétrer plus à fond la vie des anciens Canadiens, ne laisse pas de former dans son poème comme un chant que l’on pourrait isoler du récit principal. C’est surtout sous la forme des contes étranges de José que se présen-

  1. Pages 213 et suivantes.