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L’AIGLE NOIRE

talisman a été fait par moi et échangé avec lui à la suite d’une folle ambition de ma part !… De la dignité que je convoitais, j’ai joui à l’espace de cinq fois dix lunes après la disparition de mon frère. Un jour, je fus fait prisonnier par un parti de Kinongé-Ouilini et conduit ici. Tu connais l’habitude des peaux-rouges ? J’allais être attaché au poteau de torture, quand la fille de l’un des chefs, me réclama — c’était son privilège — et m’adopta pour partager son ouigouam. C’est ainsi que j’obtins la vie. Avec le temps je suis parvenu au poste de chef de ce village, qui compte cinq cents guerriers.

L’Aigle-Noir se leva alors pour prendre congé des Français. En passant à côté de Joseph il lui glissa ces mots :

— Veillez, cette nuit !

Dès que l’Aigle-Noir et ses confrères furent dehors Joseph ranima ses hommes et leur communiqua les bonnes paroles du chef.

Il n’y avait pas à craindre que les Français s’endormissent, cette fois ! Seulement, pour tromper leur gardien, qui mettait le nez dans la porte de temps en temps ils simulèrent un profond sommeil.

Au milieu de la nuit ils entendirent un bruissement. La porte de leur cabane s’ouvrit silencieusement, et une forme indistincte se coula à l’intérieur.

L’Aigle-Noir revenait, selon qu’il l’avait promis. Il s’approcha de la Vérendrye et lui souffla quelques mots à l’oreille.

— Visage-pâle, lui dit-il, en souvenir de ce que tu as fait pour son frère, l’Aigle-Noir vient vous libérer, mais il faut agir prudemment. Je veux vous sauver, mais si mon projet était connu ou soupçonné l’on aurait soin de l’entraver. Je vais commencer par couper vos liens, puis, nous sortirons d’ici et vous vous jetterez sur le gardien ; vous devrez l’empêcher de crier, le bâillonner et le jeter ici, à votre place, et je vous conduirai à la rivière, dont nous habitons les rives. Montés dans vos canots encore chargés de leur cargaison, vous continuerez votre voyage et je protégerai votre fuite.

Et l’Aigle-Noir, d’un geste rapide, tranchait à chacun les liens qui paralysaient leurs membres.

Le projet d’évasion du chef sauvage s’accomplit heureusement, et ce fut avec des sensations indéfinissables de gratitude envers Dieu, que nos amis s’éloignèrent à la hâte de ce lieu qu’ils croyaient devoir leur être si funeste.

Ils nagèrent toute la nuit et le jour suivant, et ce ne fut que lorsque la fatigue s’empara d’eux complètement qu’ils voulurent atterrir et se reposer, tant ils avaient redouté de retomber au pouvoir des barbares qu’ils venaient de quitter.

Dès lors, les Français se gardèrent mieux, mais ce fut la seule épreuve que Dieu leur envoya avant d’atteindre les Montagnes Rocheuses.

Si le lecteur consulte une carte moderne du Nord-Ouest, en partant de l’embouchure de la rivière Saskatchewan, il verra un endroit où se lit : Rockey Mountain House.

À l’automne de 1751, c’est là que débarquèrent les dix hommes partis du fort Paskoyac, le 29 mai précédent.