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comment une expression peut être figurée avant d’avoir un sens propre, puisque ce n’est que dans la translation du sens que consiste la figure. Je conviens de cela ; mais pour m’entendre il faut substituer l’idée que la passion nous présente au mot que nous transposons ; car on ne transpose les mots que parce qu’on transpose aussi les idées : autrement le langage figuré ne signifieroit rien. Je réponds donc par un exemple.

Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands & plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de géans. Après beaucoup d’expériences, il aura reconnu que ces prétendus géans n’étant ni plus grands ni plus forts que lui, leur stature ne convenoit point à l’idée qu’il avoit d’abord attachée au mot de géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux & à lui, tel par exemple que le nom d’homme, & laissera celui de géant à l’objet faux qui l’avoit frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les yeux, & que la premiere idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité. Ce que j’ai dit des mots & des noms est sans difficulté pour les tours de phrases. L’image illusoire offerte par la passion se montrant la premiere, le langage qui lui répondoit fut aussi le premier inventé ; il devint ensuite métaphorique quand l’esprit éclairé, reconnaissant sa premiere erreur, n’en employa les expressions que dans les mêmes passions qui l’avoient produite.