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alors ne leur seroit pas nuisible, mais ils n’auroient aucun besoin d’elle.

Tout peuple qui a des mœurs, & qui par conséquent respect ses loix & ne veut point rafiner sur ses anciens usages, doit le garantir avec soin des sciences, & sur-tout des savans, dont les maximes sentencieuses & dogmatiques lui apprendroient bientôt à mépriser ses usages & ses loix ; ce qu’une nation ne peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes, fut-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs. Car les coutumes sont la morale du peuple ; & des qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de regle que ses passions ni de frein que les loix, qui peuvent quelquefois contenir les mechans, mais jamais les rendre bons. D’ailleurs, quand la philosophe à une fois appris au peuple à mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d’éluder ses loix. Je dis donc qu’il en est des mœurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme ; c’est un trésor qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu. *

[*Je trouve dans l’histoire un exemple unique, mais frappant, qui semble contredire cette maxime : c’est celui de la fondation de Rome faite par une troupe de bandits, dont les descendans devinrent en peu de générations le plus vertueux peuple qui ait jamais existe. Je ne serois pas en peine d’expliquer ce fait, si c’en etoit ici le lieu : mais je me contenterai de remarquer que les fondateurs de Rome etoient moins des hommes dont les mœurs fussent corrompues,que des hommes dont les mœurs n’etoient point formées : ils ne meprisoient pas la vertu, mais ils ne la connoissoient pas encore ; car ces mots vertus & vices sont des notions collectives qui ne naissent que de la fréquentation des hommes. Au surplus, on tireroit un mauvais parti de cette objection en faveur des sciences ; car des deux premiers Rois de Rome qui donneront une forme à la République & instituèrent ses coutumes & ses mœurs, l’un ne s’occupoit que de guerres, l’autre que de rites sacres ; les deux choses du monde les plus éloignées de la Philosophie.]