mieux irriter l’imagination, quand on ne cache une parte de l’objet que pour parer celle qu’on expose
Heu ! male tum mites defendit pampinus uvas.
Terminons ces nombreuses digressions. Grace au Ciel voici la derniere : je suis à la fin de cet écrit. Je donnois les fêtes de Lacedemone pour modele & celles que je voudrois voir parmi nous. Ce n’est pas seulement par leur objet, mais aussi par leur simplicité que je les trouve recommandables : sans pompe,. sans luxe, sans appareil ; tout y respiroit, avec un charme secret de patriotisme qui les rendoit intéressantes, un certain esprit martial convenable à des hommes libres ; *
[* Je me souviens d’avoir été frappe dans mon enfance d’un spectacle assez simple, & dont pourtant l’impression m’est toujours restée, malgré le tems & !a diversité des objets. Le Régiment de St. Gervais avoit fait l’exercice, &, selon la coutume, on avoit loupe par compagnies ; la plupart de ceux qui les composoient se rassemblèrent après le soupe dans la place de St. Gervais, & se mirent à danser tous ensemble, officiers & soldats, autour de la fontaine, sur !e bassin de laquelle etoient montes les Tambours, les Fifres, & ceux qui portoient les flambeaux. Une danse de gens égayes par un long repas sembleroit n’offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant, l’accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, & formant. une longue bande qui serpentoit en cadence & sans confusion, avec mille tours & retours, mille especes d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animoient, le bruit des tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formoit une sensation très-vive qu’on ne pouvoit supporter de sang-froid. Il étoit tard, les femmes etoient couchées toutes se relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnoient un nouveau zele aux acteurs ; elles ne purent tenir long-tems à leurs fenêtres, elles descendirent ; les maîtresses venoient voir leurs maris, les servantes apportoient du vin, les enfans même éveilles par le bruit accoururent demi-vêtus entre les peres & les meres. La danse fut suspendue ; ce ne furent qu’embrassemens, ris, santés, carresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurois peindre, mais que, dans l’alégresse universelle, on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon pere, en m’embrassant, fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir & partager encore. Jean-Jaques, me disoit - il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois ; ils sont tous amis, ils sont tous frères ; la joie & la concorde regne au milieu d’eux. Tu es Genevois : tu verras un jour d’autres peuples ; mais, quand tu voyagerois autant que ton pere, tu ne trouveras jamais leur pareil.
On voulut recommencer la danse, il n’y eut plus moyen : on ne savoit, plus ce qu’on faisoit, toutes les têtes etoient tournées d’une ivresse plus douce que celle du vin. Après avoir reste quelque tems encore à rire & à causer sur la place il falut se séparer, chacun se retira paisiblement avec sa famille ; & voilà comment ces aimables & prudentes femmes ramenèrent leurs maris, non pas en troublant leurs plaisirs, mais en allant les partager. Je sens bien que ce Spectacle dont je fus si touche, seroit sans attrait pour mille autres : il faut des yeux faits pour le voir, & un cœur fait pour le sentir. Non, il n’y a de pure joie que la joie publique, & les vrais sentimens de la Nature ne regnent que sur le peuple. Ah ! Dignité, fille de l’orgueil & mere de l’ennui, jamais tes tristes esclaves eurent - ils un pareil moment en leur vie ?]