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chercher dans un vil soupirant de ruelle le bienfaiteur du monde, & les délices du genre-humain. Qu’en pense le même Spectateur après la représentation ? Il finit par plaindre cet homme sensible qu’il méprisoit, par s’intéresser à cette même passion dont il lui faisoit un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu’il est forcé d’en faire aux loix de la patrie. Voilà ce que chacun de nous éprouvoit à la représentation. Le rôle de Titus, très-bien rendu, eût fait de l’effet, s’il eût été plus digne de lui ; mais tous sentirent que l’intérêt principal étoit pour Bérénice, & que c’étoit le sort de son amour qui déterminoit l’espece de la catastrophe. Non que ses plaintes continuelles donnassent une grande émotion durant le cours de la Piece ; mais au cinquieme Acte, où, cessant de se plaindre, l’air morne, l’œil sec & la voix éteinte, elle faisoit parler une douleur froide approchante du désespoir, l’art de l’Actrice ajoutoit au pathétique du rôle, & les Spectateurs vivement touchés commençoient à pleurer quand Bérénice ne pleuroit plus. Que signifioit cela, sinon qu’on trembloit qu’elle ne fût renvoyée ; qu’on sentoit d’avance la douleur dont son cœur seroit pénétré ; & que chacun auroit voulu que Titus se laissât vaincre, même au risque de l’en moins estimer ? Ne voilà-t-il pas une Tragédie qui à bien rempli son objet, & qui a bien appris aux Spectateurs à surmonter les foiblesses de l’amour ?

L’événement dément ces vœux secrets, mais qu’importe ? Le dénouement n’efface point l’effet de la Piece. La Reine part sans le congé du Parterre : l’Empereur la renvoie