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envers eux dépend uniquement de l’utilité qu’il en tire ; il mesure sa justice sur sou profit.

Je changeai plusieurs fois de Patron : l’on appelloit cela me vendre, comme si jamais on pouvoit vendre un homme. On vendoit le travail de mes mains ; mais ma volonté, mon entendement, mon être, tout ce par quoi j’étois moi & non pas un autre, ne se vendoit assurément pas ; & la preuve de cela est que la premiere fois que je voulus le contraire de ce que vouloit mon prétendu maître, ce fut moi qui sus le vainqueur. Cet événement mérite d’être raconté.

Je fus d’abord assez doucement traité ; l’on comptoit sur mon rachat, & je vécus plusieurs mois dans une inaction qui m’eût ennuyé, si je pouvois connoître l’ennui. Mais enfin voyant que je n’intriguois point auprès des Consuls Européens & des Moines, que personne ne parloit de ma rançon & que je ne paroissois pas y songer moi-même, on voulut tirer parti de moi de quelque maniere, & l’on me fit travailler. Ce changement ne me surprit ni ne me fâcha. Je craignois peu les travaux pénibles, mais j’en aimois mieux de plus amusans. Je trouvai le moyen d’entrer dans un attelier dont le maître ne tarda pas à comprendre que j’étois le sien dans son métier. Ce travail devenant plus lucratif pour mon Patron que celui qu’il me faisoit faire, il m’établir pour son compte & s’en trouva bien.

J’avois vu disperser presque tous mes anciens camarades du bagne, ceux qui pouvoient être rachetés l’avoient été. Ceux qui ne pouvoient l’être avoient eu le même fort que