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d’état étoit plus apparent que réel ; que, si la liberté consistoit à faire ce qu’on veut, nul homme ne seroit libre ; que tous sont foibles, dépendans des choses, de la dure nécessité ; que celui qui fait le mieux vouloir tout ce qu’elle ordonne est le plus libre, puisqu’il n’est jamais forcé de faire ce qu’il ne veut pas.

Oui, mon père, je puis le dire ; le tems de ma servitude fut celui de mon regne, & jamais je n’eus tant d’autorité sur moi que quand je portai les fers des barbares. Soumis à leurs passions sans les partager, j’appris à mieux connoître les miennes. Leurs écarts furent pour moi des instructions plus vives que n’avoient été vos leçons, & je fis sous ces rudes maîtres un cours de Philosophie encore plus utile que celui que j’avois fait prés de vous.

Je n’éprouvai pas pourtant dans leur servitude toutes les rigueurs que j’en attendois. J’effuyai de mauvais traitemens, mais moins, peut-être, qu’ils n’en eussent essuyés parmi nous, & je connus que ces noms de Maures & de Pirates portoient avec eux des préjugés dont je ne m’étois pas à défendu. Ils ne sont pas pitoyables, mais ils sont justes, & s’il saut n’attendre d’eux ni douceur ni clémence, on n’en doit craindre non plus ni caprice ni méchanceté. Ils veulent qu’on fasse ce qu’on peut faire, mais ils n’exigent rien de plus, & dans leurs châtimens ils ne punissent jamais l’impuissance, mais seulement la mauvaise volonté. Les Negres seroient trop heureux en Amérique, si l’Européen traitoit avec la même équité ; mais comme il ne voit dans ces malheureux que des instrumens de travail, sa conduite