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j’oserai penser encore à elle, j’oserai la regretter ; j’oserai quelquefois encore gémir & soupirer sans rougir.

Cependant j’avois poursuivi ma route, &, distroit par ces idées, j’avois marché tout le jour sans m’en appercevoir, jusqu’à ce qu’enfin revenant à moi & n’étant plus soutenu par l’animosité de la veille, je me sentis d’une lassitude d’un épuisement qui demandoient de la nourriture & du repos. Graces aux exercices de ma jeunesse j’étois robuste & fort, je ne craignois ni la faim ni la fatigue ; mais mon esprit malade avoir tourmenté mon corps, & vous m’aviez bien plus garanti des passions violentes qu’appris à les supporter. J’eus peine à gagner un village qui étoit encore à une lieue de moi. Comme il y avoit près de trente-six heures que je n’avois pris aucun aliment, je soupai, même avec appétit : je me couchai délivré des fureurs qui m’avoient tant tourmenté, content d’oser penser à Sophie, & presque joyeux de l’imaginer moins défigurée & plus digne de mes regrets que je n’avois espéré.

Je dormis paisiblement jusqu’au matin. La tristesse & l’infortune respectent le sommeil & laissent du relâche à l’ame ; il n’y à que le remords qui n’en laissent point. En me levant je me sentis l’esprit assez calme & en état de délibérer sur ce que j’avois à faire. Mais c’étoit ici la plus mémorable ainsi que la plus cruelle époque de ma vie. Tous mes attachmens étoient rompus ou altérés, tous mes devoirs étoient charges ; je ne tenois plus à rien de la même maniere qu’auparavant, je devenois, pour ainsi dire, un nouvel être. Il étoit important de peser mûrement le parti