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des intervalles. Dans un de ces momens d’épuisement ou la nature reprend haleine pour souffrir, je vins tout-à-coup à penser à ma jeunesse, à vous mon maître, à mes leçons ; je vins à penser que j’étois homme, & je me demande aussitôt, quel mal ai-je reçu dans ma personne ? Quel crime ai-je commis ? Qu’ai-je perdu de moi ? Si dans cet instant, tel que je fuis, je tombois des nues pour commencer d’exister, ferois-je un être malheureux ? Cette réflexion, plus prompte qu’un éclair, jetta dans mon âme un instant de lueur que je reperdis bientôt, mais qui me suffit pour me reconnoître. Je me vis clairement à ma place ; & l’usage de ce moment de raison fut de m’apprendre que j’étois incapable de raisonner. L’horrible agitation qui régnoit dans mon âme n’y laissoit à nul objet le tems de faire appercevoir : j’étois hors d’état de rien voir, de rien comparer, de délibérer, de résoudre, de juger de rien. C’étoit donc me tourmenter vainement que de vouloir rêver à ce que j’avois à faire, c’étoit sans fruit aigrir mes peines, & mon seul soin devoit être de gagner du tems pour raffermir mes sens & rasseoir mon imagination. Je crois que c’est le seul parti que vous auriez pu prendre vous-même, si vous eussiez été là pour me guider.

Résolu de laisser exhaler la fougue des transports que je ne pouvois vaincre, je m’y livre avec une furie empreinte de je ne sais quelle volupté, comme ayant mis ma douleur à son aise. Je me leve avec précipitation ; je me mets à marcher comme auparavant, sans suivre de route déterminée : je cours, j’erre de part & d’autre, j’abandonne mon corps à toute l’agitation de mon cœur ; j’en suis les impressions