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à l’instant qu’elles sont faites ; elles n’impriment pas sitôt leurs plus vives douleurs. La nature se recueille pour en soutenir toute la violence, & souvent le coup mortel est porté long-tems avant que la blessure se fasse sentir. à cette scène inattendue, à ces mots que mon oreille sembloit repousser, je reste immobile, anéanti ; mes yeux se ferment, un froid mortel court dans mes veines ; sans être évanoui je sens tous mes sens arrêtés, toutes mes fonctions suspendues ; mon âme bouleversée est dans un trouble universel, semblable au cahos de la scène au moment qu’elle change, au moment que tout fuit & va prendre un nouvel aspect.

J’ignore combien de tems je demeurai dans cet état, genoux comme j’étois, & sans oser presque remuer, de peur de m’assurer que ce qui se passoit n’etoit point un songe. J’aurois voulu que cet étourdissement eût duré toujours. Mais enfin réveillé malgré moi, la premiere impression que je sentis fut un saisissement d’horreur pour tout ce qui m’environnoit. Tout-à-coup je me leve, je m’élance hors de la chambre, je franchis l’escalier sans rien voir, sans rien dire à personne, je sors, je marche à grands pas, je m’éloigne avec la rapidité d’un cerf qui croit fuir par sa vîtesse le trait qu’il porte enfoncé dans son flanc.

Je cours ainsi sans m’arrêter, sans ralentir mon pas, jusques dans un jardin public. L’aspect du jour & du Ciel m’étoit à charge ; je cherchois l’obscurité sous les arbres ; enfin, me trouvant hors d’haleine, je me laissai tomber demi-mort sur un gazon....Ou suis-je ? Que suis-je devenu ? Qu’ai-je entendu ? Quelle catastrophe ? Insensé ! Quelle chimere as-tu