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seulement en tel pays, en telle contrée ; je le serai par toute la terre. Pour moi toutes les chaînes de l’opinion sont brisées ; je ne connois que celle de la nécessité. J’appris à les porter dès ma naissance, & je les porterai jusqu’à la mort, car je suis homme ; & pourquoi ne saurois-je pas les porter étant libre, puisque étant esclave il les faudroit bien porter encore, & celle de l’esclavage pour surcroît ?"

"Que m’importe ma condition sur la terre ? que m’importe où que je sois ? Partout où il y a des hommes, je suis chez mes frères ; partout où il n’y en a pas, je suis chez moi. Tant que je pourrai rester indépendant & riche, j’ai du bien pour vivre, & je vivrai. Quand mon bien m’assujettira, je l’abandonnerai sans peine ; j’ai des bras pour travailler, & je vivrai. Quand mes bras me manqueront, je vivrai si l’on me nourrit, je mourrai si l’on m’abandonne ; je mourrai bien aussi quoiqu’on ne m’abandonne pas ; car la mort n’est pas une peine de la pauvreté, mais une loi de la nature. Dans quelque temps que la mort vienne, je la défie, elle ne me surprendra jamais faisant des préparatifs pour vivre ; elle ne m’empêchera jamais d’avoir vécu."

"Voilà, mon père, à quoi je me fixe. Si j’étois sans passions, je serais, dans mon état d’homme, indépendant comme Dieu même, puisque, ne voulant que ce qui est, je n’aurois jamais à lutter contre la destinée. Au moins je n’ai qu’une chaîne, c’est la seule que je porterai jamais, & je puis m’en glorifier. Venez donc, donnez-moi Sophie, & je suis libre."