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dise avoir ainsi passé sa jeunesse, & qui soit de bonne foi. Dans toutes les vertus, dans tous les devoirs, on ne cherche que l’apparence ; moi, je cherche la réalité, & je suis trompé s’il y a, pour y parvenir, d’autres moyens que ceux que je donne.

L’idée de rendre Emile amoureux avant de le faire voyager n’est pas de mon invention. Voici le trait qui me l’a suggérée.

J’étois à Venise en visite chez le gouverneur d’un jeune Anglais. C’étoit en hiver, nous étions autour du feu. Le gouverneur reçoit ses lettres de la poste. Il les lit, et puis en relit une tout haut à son élève. Elle étoit en anglais : je n’y compris rien ; mais, durant la lecture, je vis le jeune homme déchirer de très belles manchettes de point qu’il portait, & les jeter au feu l’une après l’autre, le plus doucement qu’il put, afin qu’on ne s’en aperçût pas. Surpris de ce caprice, je le regarde au visage, & je crois y voir de l’émotion ; mais les signes extérieurs des passions, quoique assez semblables chez tous les hommes, ont des différences nationales sur lesquelles il est facile de se tromper. Les peuples ont divers langages sur le visage, aussi bien que dans la bouche. J’attends la fin de la lecture, & puis montrant au gouverneur les poignets nus de son élève, qu’il cachoit pourtant de son mieux, je lui dis : Peut-on savoir ce que cela signifie ?

Le gouverneur, voyant ce qui s’étoit passé, se mit à rire, embrassa son élève d’un air de satisfaction ; &, après avoir obtenu son consentement, il me donna l’explication que je souhaitais.