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qu’il vous donne le Spectateur, dont vous aimez la lecture. Etudiez-y les devoirs des honnêtes femmes, & songez que dans deux ans ces devoirs seront les vôtres. Cet échange plaît à tous deux, & leur donne de la confiance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer.

Le digne père de Sophie, avec lequel j’ai tout concerté, m’embrasse en recevant mes adieux ; puis, me prenant à part, il me dit ces mots d’un ton grave & d’un accent un peu appuyé : "J’ai tout fait pour vous complaire ; je savois que je traitais avec un homme d’honneur. Il ne me reste qu’un mot à vous dire : Souvenez-vous que votre élève a signé son contrat de mariage sur la bouche de ma fille."

Quelle différence dans la contenance des deux amants ! Emile, impétueux, ardent, agité, hors de lui, pousse des cris, verse des torrents de pleurs sur les mains du père, de la mère, de la fille, embrasse en sanglotant tous les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes choses avec un désordre qui feroit rire en toute autre occasion. Sophie, morne, pâle, l’œil éteint, le regard sombre, reste en repos, ne dit rien, ne pleure point, ne voit personne, pas même Emile. Il a beau lui prendre les mains, la presser dans ses bras ; elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à tout ce qu’il fait ; il est déjà parti pour elle. Combien cet objet est plus touchant que la plainte importune & les regrets bruyants de son amant ! Il le voit, il le sent, il en est navré : je l’entraîne avec peine ; si je le laisse encore un moment, il ne voudra plus partir. Je suis charmé qu’il emporte avec lui cette triste image. Si jamais il est