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qu’on voit toujours si modeste & quelquefois si dédaigneuse, elle qui, pour tout au monde, n’auroit pas touché du bout du doigt le lit d’un homme, retourne & change le blessé sans aucun scrupule, & le met dans une situation plus commode pour y pouvoir rester longtemps. Le zèle de la charité vaut bien la modestie ; ce qu’elle fait, elle le fait si légèrement & avec tant d’adresse, qu’il se sent soulagé sans presque s’être aperçu qu’on l’ait touché. La femme & le mari bénissent de concert l’aimable fille qui les sert, qui les plaint, qui les console. C’est un ange du ciel que Dieu leur envoie, elle en a la figure & la bonne grâce, elle en a la douceur & la bonté. Emile attendri la contemple en silence. Homme, aime ta compagne. Dieu te la donne pour te consoler dans tes peines, pour te soulager dans tes maux : voilà la femme.

On fait baptiser le nouveau-né. Les deux amants le présentent, brûlant au fond de leurs cœurs d’en donner bientôt autant à faire à d’autres. Ils aspirent au moment désiré ; ils croient y toucher : tous les scrupules de Sophie sont levés, mais les miens viennent. Ils n’en sont pas encore où ils pensent : il faut que chacun ait son tour.

Un matin qu’ils ne se sont vus depuis deux jours, j’entre dans la chambre d’Emile une lettre à la main, & je lui dis en le regardant fixement : Que feriez-vous si l’on vous apprenoit que Sophie est morte ? Il foit un grand cri, se lève en frappant des mains, &, sans dire un seul mot, me regarde d’un œil égaré. Répondez donc, poursuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-froid, il s’approche, les yeux enflammés de colère ; &, s’arrêtant dans une