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dispensé de tout, pourvu qu’on paye. Emile a d’autres manières de penser, et j’espère n’être pas cause qu’il en change. Croyez-vous qu’il ne lui en ait rien coûté de rester ? Maman, ne vous y trompez pas, c’est pour moi qu’il reste ; je l’ai bien vu dans ses yeux.

Ce n’est pas que Sophie soit indulgente sur les vrais soins de l’amour ; au contraire, elle est impérieuse, exigeante ; elle aimeroit mieux n’être point aimée que de l’être modérément. Elle a le noble orgueil du mérite qui se sent, qui s’estime & qui veut être honoré comme il s’honore. Elle dédaigneroit un cœur qui ne sentiroit pas tout le prix du sien, qui ne l’aimeroit pas pour ses vertus autant & plus que pour ses charmes ; un cœur qui ne lui préféreroit pas son propre devoir, & qui ne la préféreroit pas à toute autre chose. Elle n’a point voulu d’amant qui ne connût de loi que la sienne ; elle veut régner sur un homme qu’elle n’ait point défiguré. C’est ainsi qu’ayant avili les compagnons d’Ulysse, Circé les dédaigne, & se donne à lui seul, qu’elle n’a pu changer.

Mais ce droit inviolable & sacré mis à part, jalouse à l’excès de tous les siens, Sophie épie avec quel scrupule Emile les respecte, avec quel zèle il accomplit ses volontés, avec quelle adresse il les devine, avec quelle vigilance il arrive au moment prescrit ; elle ne veut ni qu’il retarde ni qu’il anticipe ; elle veut qu’il soit exact. Anticiper, c’est se préférer à elle ; retarder, c’est la négliger. Négliger Sophie ! cela’n’arriveroit pas deux fois. L’injuste soupçon d’une a failli tout perdre ; mais Sophie est équitable & sait bien réparer ses torts.