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un gîte au village pour y coucher quelquefois. À ces mots Emile frappe des mains, tressaillit de joie ; & Sophie, sans y songer, baise un peu plus souvent sa mère le jour qu’elle a trouvé cet expédient.

Peu à peu la douceur de l’amitié, la familiarité de l’innocence s’établissent et s’affermissent entre nous. Les jours prescrits par Sophie ou par sa mère, je viens ordinairement avec mon ami, quelquefois aussi je le laisse aller seul. La confiance élève l’âme, & l’on ne doit plus traiter un homme en enfant ; & qu’aurois-je avancé jusque-là, si mon élève ne méritoit pas mon estime ? Il m’arrive aussi d’aller sans lui ; alors il est triste & ne murmure point : que serviroient ses murmures ? Et puis, il sait bien que je ne vais pas nuire à ses intérêts. Au reste, que nous allions ensemble ou séparément, on conçoit qu’aucun temps ne nous arrête, tout fiers d’arriver dans un état à pouvoir être plaints. Malheureusement, Sophie nous interdit cet honneur, & défend qu’on vienne par le mauvais temps. C’est la seule fois que je la trouve rebelle aux règles que je lui dicte en secret.

Un jour qu’il est allé seul, & que je ne l’attends que le lendemain, je le vois arriver le soir même, & je lui dis en l’embrassant ; quoi ! cher Emile, tu reviens à ton ami ! Mais, au lieu de répondre à mes caresses, il me dit avec un peu d’humeur ; ne croyez pas que je revienne sitôt de mon gré, je viens malgré moi. Elle a voulu que je vinsse ; je viens pour elle & non pas pour vous. Touché de cette naÏveté, je l’embrasse derechef, en lui disant : Ame franche, ami sincère, ne me dérobe pas ce qui m’appartient. Si tu viens