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croient qu’une manière de vivre en exclut une autre, & qu’aussitôt qu’on est grand on doit renoncer à tout ce qu’on faisoit étant petit. Si cela était, à quoi serviroit de soigner l’enfance, puisque le bon ou le mauvais usage qu’on en feroit s’évanouiroit avec elle, & qu’en prenant des manières de vivre absolument différentes, on prendroit nécessairement d’autres façons de penser.

Comme il n’y a que de grandes maladies qui fassent solution de continuité dans la mémoire, il n’y a guère que de grandes passions qui la fassent dans les mœurs. Bien que nos goûts & nos inclinations changent, ce changement, quelquefois assez brusque, est adouci par les habitudes. Dans la succession de nos penchants, comme dans une bonne dégradation de couleurs, l’habile artiste doit rendre les passages imperceptibles, confondre & mêler les teintes, &, pour qu’aucune ne tranche, en étendre plusieurs sur tout son travail. Cette règle est confirmée par l’expérience ; les gens immodérés changent tous les jours d’affections, de goûts, de sentiments, & n’ont pour toute constance que l’habitude du changement ; mais l’homme réglé revient toujours à ses anciennes pratiques, & ne perd pas même dans sa vieillesse le goût des plaisirs qu’il aimoit enfant.

Si vous faites qu’en passant dans un nouvel âge les jeunes gens ne prennent point en mépris celui qui l’a précédé, qu’en contractant de nouvelles habitudes ils n abandonnent point les anciennes, & qu’ils aiment toujours à faire ce qui est bien, sans égard au temps où ils ont commencé, alors seulement vous aurez sauvé votre ouvrage, & vous serez sûrs