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cause le rend facile à persuader. Si l’amour est inquiet, l’estime est confiante ; & jamais l’amour sans estime n’exista dans un cœur honnête, parce que nul n’aime dans ce qu’il aime que les qualités dont il fait cas.

Tout ceci bien éclairci, l’on peut dire à coup sûr de quelle sorte de jalousie Emile sera capable ; car, puisqu’à peine cette passion a-t-elle un germe dans le cœur humain, sa forme est déterminée uniquement par l’éducation. Emile amoureux et jaloux ne sera point colère, ombrageux, méfiant, mais délicat, sensible & craintif ; il sera plus alarmé qu’irrité ; il s’attachera bien plus à gagner sa maîtresse qu’à menacer son rival ; il l’écartera, s’il peut, comme un obstacle, sans le haÏr comme un ennemi ; s’il le hait, ce ne sera pas pour l’audace de lui disputer un cœur auquel il prétend, mais pour le danger réel qu’il lui fait courir de le perdre ; son injuste orgueil ne s’offensera point sottement qu’on ose entrer en concurrence avec lui ; comprenant que le droit de préférence est uniquement fondé sur le mérite, & que l’honneur est dans le succès, il redoublera de soins pour se rendre aimable, & probablement il réussira. La généreuse Sophie, en irritant son amour par quelques alarmes, saura bien les régler, l’en dédommager ; & les concurrents, qui n’étoient soufferts que pour le mettre à l’épreuve, ne tarderont pas d’être écartés.

Mais où me sens-je insensiblement entraîné ? Ô Emile, qu’es-tu devenu ? Puis-je reconnaître en toi mon élève ? Combien je te vois déchu ! Où est ce jeune homme formé si durement, qui bravoit les rigueurs des saisons, qui livroit son corps aux plus rudes travaux & son âme aux seules