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regretteront toute leur vie l’heureux temps où ils se les sont refusés !

Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas d’y avoir quelquefois des dissensions, même des querelles ; la maîtresse n’est pas sans caprice, ni l’amant sans emportement ; mais ces petits orages passent rapidement & ne font que raffermir l’union ; l’expérience même apprend à Emile à ne les plus tant craindre ; les raccommodements lui sont toujours plus avantageux que les brouilleries ne lui sont nuisibles. Le fruit de la première lui en a fait espérer autant des autres ; il s’est trompé : mais enfin, s’il n’en rapporte pas toujours un profit aussi sensible, il y gagne toujours de voir confirmé par Sophie l’intérêt sincère qu’elle prend à son cœur. On veut savoir quel est donc ce profit. J’y consens d’autant plus volontiers que cet exemple me donnera lieu d’exposer une maxime très utile & d’en combattre une très funeste.

Emile aime, il n’est donc pas téméraire ; & l’on conçoit encore mieux que l’impérieuse Sophie n’est pas fille à lui passer des familiarités. Comme la sagesse a son terme en toute chose, on la taxeroit bien plutôt de trop de dureté que de trop d’indulgence ; & son père lui-même craint quelquefois que son extrême fierté ne dégénère en hauteur. Dans les tête-à-tête les plus secrets, Emile n’oserait solliciter la moindre faveur, pas même y paraître aspirer ; & quand elle veut bien passer son bras sous le sien à la promenade, grâce qu’elle ne laisse pas changer en droit, à peine ose-t-il quelquefois, en soupirant, presser ce bras contre sa poitrine. Cependant, après une longue contrainte, il se hasarde à baiser furtivement sa robe ; & plusieurs fois il est assez heureux pour