Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/342

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’être aussi pauvre que Sophie, & revenir digne d’être son époux.

Hé quoi ! dis-je en l’arrêtant, & riant à mon tour de son impétuosité, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point ? &, après avoir philosophé toute votre vie, n’apprendrez vous jamais à raisonner ? Comment ne voyez-vous pas qu’en suivant votre insensé projet, vous allez empirer votre situation & rendre Sophie plus intraitable ? C’est un petit avantage d’avoir quelques biens de plus qu’elle, c en seroit un très grand de les lui avoir tous sacrifiés ; & si sa fierté ne peut se résoudre à vous avoir la première obligation, comment se résoudroit-elle à vous avoir l’autre ? Si elle ne peut souffrir qu’un mari puisse lui reprocher de l’avoir enrichie, souffrira-t-elle qu’il puisse lui reprocher de s’être appauvri pour elle ? Eh malheureux ! tremblez qu’elle ne vous soupçonne d’avoir eu ce projet. Devenez au contraire économe & soigneux pour l’amour d’elle, de peur qu’elle ne vous accuse de vouloir la gagner par adresse, & de lui sacrifier volontairement ce que vous perdez par négligence.

Croyez-vous au fond que de grands biens lui fassent peur, & que ses oppositions viennent précisément des richesses ? Non, cher Emile ; elles ont une cause plus solide & plus grave dans l’effet que produisent ces richesses dans l’âme du possesseur. Elle sait que les biens de la fortune sont toujours préférés à tout par ceux qui les ont. Tous les riches comptent l’or avant le mérite. Dans la mise commune de l’argent & des services, ils trouvent toujours que ceux-ci n’acquittent jamais l’autre, & pensent qu’on leur en doit de reste