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qu’il est temps ; si mon cœur se livre & se trompe, je n’en reviendrai de mes jours.

Emile est l’homme du monde qui sait le moins se déguiser. Comment se déguiseroit-il dans le plus grand trouble de sa vie, entre quatre spectateurs qui l’examinent, & dont le plus distroit en apparence est en effet le plus attentif ? Son désordre n’échappe pointe aux yeux pénétrants de Sophie ; les siens l’instruisent de reste qu’elle en est l’objet : elle voit que cette inquiétude n’est pas de l’amour encore ; mais qu’importe ? il s’occupe d’elle, & cela suffit : elle sera bien malheureuse s’il s’en occupe impunément.

Les mères ont des yeux comme leurs filles, & l’expérience de plus. La mère de Sophie sourit du succès de nos projets. Elle lit dans les cœurs des deux jeunes gens ; elle voit qu’il est temps de fixer celui du nouveau Télémaque ; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa douceur naturelle, répond d’un ton timide qui ne fait que mieux son effet. Au premier son de cette voix, Emile est rendu ; c’est Sophie, il n’en doute plus. Ce ne la seroit pas, qu’il seroit trop tard pour s’en dédire.

C’est alors que les charmes de cette fille enchanteresse vont par torrents à son cœur, & qu’il commence d’avaler à longs traits le poison dont elle l’enivre. Il ne parle plus, il ne répond plus ; il ne voit que Sophie ; il n’entend que Sophie : si elle dit un mot, il ouvre la bouche ; si elle baisse les yeux, il les baisse ; s’il la voit soupirer, il soupire : c’est l’âme de Sophie qui paraît l’animer. Que la sienne a changé dans peu d’instants ! Ce n’est plus le tour de Sophie de trembler, c’est celui