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nécessairement qu’elle adoptât les manières de penser de son mari, ou qu’elle lui donnât les siennes ; qu’ils lui avoient rendu le premier moyen impossible par la manière dont ils l’avoient élevée, & que l’autre étoit précisément ce qu’elle cherchait. Donnez-moi, disoit-elle, un homme imbu de mes maximes, ou que j’y puisse amener, & je l’épouse ; mais jusque-là pourquoi me grondez-vous ? Plaignez-moi. Je suis malheureuse & non pas folle. Le cœur dépend-il de la volonté ? Mon père ne l’a-t-il pas dit lui-même ? Est-ce ma faute si j’aime ce qui n’est pas ? Je ne suis point visionnaire ; je ne veux point un prince, je ne cherche point Télémaque, je sais qu’il n’est qu’une fiction : je cherche quelqu’un qui lui ressemble. Et pourquoi ce quelqu’un ne peut-il exister, puisque j’existe, moi qui me sens un cœur si semblable au sien ? Non, ne déshonorons pas ainsi l’humanité ; ne pensons pas qu’un homme aimable & vertueux ne soit qu’une chimère. Il existe, il vit, il me cherche peut-être ; il cherche une âme qui le sache aimer. Mais quel est-il ? où est-il ? Je l’ignore : il n’est aucun de ceux que j’ai vus ; sans doute il n’est aucun de ceux que je verrai. Ô ma mère ! pourquoi m avez-vous rendu la vertu trop aimable ? Si je ne puis aimer qu’elle, le tort en est moins à moi qu’à vous.

Amènerai-je ce triste récit jusqu’à sa catastrophe ? Dirai-je les longs débats qui la précédèrent ? Représenterai-je une mère impatientée changeant en rigueur ses premières caresses ? Montrerai-je un père irrité oubliant ses premiers engagements, & traitant comme une folle la plus vertueuse des filles ? Peindrai-je enfin l’infortunée, encore plus attachée à