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n’étoit ni précieuse, ni ridicule. Comment cette délicatesse outrée avoit-elle pu lui convenir, à elle à qui l’on n’avoit rien tant appris dès son enfance, qu’à s’accommoder des gens avec qui elle avoit à vivre, et à faire de nécessité vertu ? Ce modèle de l’homme aimable duquel elle étoit si enchantée, & qui revenoit si souvent dans tous ses entretiens, fit conjecturer à sa mère que ce caprice avoit quelque autre fondement qu’elle ignoroit encore & que Sophie n’avoit pas tout dit. L’infortunée, surchargée de sa peine secrète, ne cherchoit qu’à s’épancher. Sa mère la presse, elle hésite, elle se rend enfin, et sortant sans rien dire, elle entre un moment après, un livre à la main : Plaignez votre malheureuse fille, sa tristesse est sans remède, ses pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez savoir la cause : eh bien ! la voilà, dit-elle en jetant le livre sur la table. La mère prend le livre & l’ouvre : c’étoient les Aventures de Télémaque. Elle ne comprend rien d’abord à cette énigme ; à force de questions & de réponses obscures, elle voit enfin, avec une surprise facile à concevoir, que sa fille est la rivale d’Eucharis.

Sophie aimoit Télémaque, & l’aimoit avec une passion dont rien ne put la guérir. Sitôt que son père & sa mère connurent sa manie, ils en rirent, & crurent la ramener par la raison. Ils se trompèrent : la raison n’étoit pas toute de leur côté ; Sophie avoit aussi la sienne & savoit la faire valoir. Combien de fois elle les réduisit au silence en se servant contre eux de leurs propres raisonnements, en leur montrant qu’ils avoient fait tout le mal eux-mêmes, qu’ils ne l’avoient point formée pour un homme de son siècle ; qu’il faudroit